Un ex-espion condamné pour avoir diffamé un journaliste

Cet article d'Augustin Scalbert est initialement paru sur le site Rue 89.

Il n’est pas rare que des journalistes soient condamnés pour diffamation à l’endroit de personnalités publiques. Cette fois pourtant, c’est l’inverse qui vient d’avoir lieu : un ancien ponte de la DGSE, Alain Chouet, a été condamné pour avoir accusé publiquement le journaliste Guillaume Dasquié d’avoir « arrangé » une interview qu’il lui avait donnée.

L’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a été condamné vendredi 30 mai à Paris à 1000 euros d’amende avec sursis, 5000 euros de dommages et intérêts à la victime et 4000 euros pour les frais de justice. Il avait accepté de s’entretenir avec Guillaume Dasquié quand celui-ci préparait l’enquête parue dans Le Monde du 17 avril 2007 sous le titre 11 Septembre 2001 : Les Français en savaient long, et qui avait valu au journaliste d’être placé en garde à vue par des agents de la DST en décembre.

Dasquié ayant peu cité Chouet dans son article, l’ancien espion avait pris l’initiative de publier sur son site personnel l’entretien dans son ensemble. Un transcript qu’il avait approuvé avant la publication de l’enquête dans Le Monde. Mais un passage, touchant à un milliardaire saoudien, a posé problème. A la question « Le nom d’un banquier saoudien, Khalid Bin Mahfouz, est régulièrement cité à propos des soutiens financiers privés apportés à Oussama Ben Laden. Est-ce fondé ?" Alain Chouet répondait, en apportant des précisions, par l’affirmative, comme d’ailleurs un certain nombre de documents de la DGSE classés confidentiel défense. Khalid Bin Mahfouz est en effet régulièrement désigné par des médias ou des services secrets comme un proche soutien d’Oussama Ben Laden, mais tous ceux qui ont fait de telles déclarations sont revenus sur leurs propos.

Les avocats de Khalid Bin Mahfouz -qui édite un site internet destiné à réfuter les ‘erreurs de faits graves’ propagées à son encontre par les médias- ont repéré l’interview sur le site de Chouet et demandé à ce dernier d’en retirer le passage incriminé. Ce qu’il a fait. L’ancien espion a également dû publier la lettre d’excuses qu’il a adressée à "cher Cheikh Khalid" et dans laquelle on pouvait lire ceci, à propos des liens supposés entre Bin Mahfouz et Ben Laden : "Je n’ai absolument pas dit une chose pareille à M. Dasquié et je ne peux que supposer que M. Dasquié avait inclus cette information dans son courriel à mon attention pour m’inciter à confirmer une chose qu’il souhaitait, par la suite, utiliser dans d’autres buts."

Ce sont ces mots -dont Alain Chouet a affirmé devant les juges qu’ils ont été écrits par les avocats de Khalid Bin Mahfouz- qui lui valent sa condamnation. Des "accusations particulièrement graves" contre le journaliste, selon le tribunal, qui a aussi relevé que la question de Dasquié sur Bin Mahfouz et la réponse de Chouet ont été portées à la connaissance du public par la seule volonté de Chouet, puisque l’article du Monde ne les reprenait pas... Alain Chouet, lui, a expliqué avoir publié l’interview sur son site ‘sans vérifier attentivement ce dont il s’agissait’... Sollicitée par Rue89, son avocate, Me Martine Tigrane, n’a pas voulu commenter cette affaire. De son côté, Guillaume Dasquié note que :
"Alain Chouet est le premier officiel à avoir détaillé le soutien de Khalid Bin Mahfouz à Oussama Ben Laden. En cherchant à effacer ces révélations après les réactions qu’elles ont provoquées, Alain Chouet nous donne la mesure de leur importance. Ce jugement est une victoire des métiers de l’information sur les métiers de l’influence."

Khalid Bin Mahfouz attaque le CNRS

Les noms d’Alain Chouet et de Khalid Bin Mahfouz devraient prochainement résonner à nouveau dans un prétoire. A l’automne 2007, le milliardaire saoudien a en effet décidé d’assigner pour diffamation le CNRS et Richard Labévière, l’un des co-auteurs -avec Alain Chouet- d’un ‘Atlas de l’islam radical’ (CNRS Editions, septembre 2007). Journaliste à RFI, Labévière cite le nom de Bin Mahfouz dans un chapitre consacré au financement d’Al-Qaeda.

Enfin, un autre livre, Le livre noir de la CIA, un des co-auteurs, Yvonnick Denoël, et son éditeur (Nouveau Monde) sont aussi poursuivis en France par les avocats du milliardaire.

Pour Guillaume Dasquié, se retrouver dans une procédure liée à Khalid Bin Mahfouz n’est pas non plus une première. En 2006, le journaliste et l’expert en terrorisme Jean-Charles Brisard avaient publié dans Le Figaro et Le Monde une lettre d’excuses adressée au cheikh saoudien. Ils y reniaient des passages de leur livre Ben Laden, la vérité interdite (Denoël, 2001), où ils avaient présenté la famille Bin Mahfouz comme un des bailleurs de fonds d’Oussama Ben Laden.

Khalid Bin Mahfouz avait obtenu la publication de ces encarts en gagnant un procès en Grande-Bretagne... où le livre n’a pourtant jamais été publié. Les avocats du Saoudien avaient simplement fait acheter le livre, traduit aux Etats-Unis, par un huissier britannique, sur un site Internet. En raison des actions terroristes de l’IRA, la jurisprudence locale est en effet beaucoup plus sévère en matière de production de preuves qu’en France ou aux Etats-Unis. La procédure d’exequatur en France de ce jugement est actuellement en cours.

Cette pratique de "tourisme judiciaire" - ‘libel tourism’ en anglais- a été utilisée avec succès par l’actrice Kate Hudson et brandie comme menace par le néo-conservateur Richard Perle contre le journaliste Seymour Hersh. Une pratique qui vient d’être interdite par le Congrès de l’Etat de New-York en raison des poursuites intentées au Royaume-Uni par Khalid Bin Mahfouz contre l’universitaire américaine Rachel Ehrenfeld. Dans son livre Funding Evil sur les finances du terrorisme, elle avait affirmé que Bin Mahfouz avait déposé ‘des dizaines de millions de dollars à Londres et à New York directement sur des comptes terroristes’. Elle a été condamnée à Londres, et a notamment dû verser 10000 livres à Bin Mahfouz et à ses deux fils. Le milliardaire saoudien est aujourd’hui cité dans le procès intenté à New York par les victimes du 11 Septembre.