Les oeuvres cachées des Bettencourt

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 11 juin 2009]

La scène se déroule à 9h30, le 3 décembre 2008, face à l’opéra Garnier, à Paris. Me Frédéric Proust, huissier de justice, traverse le vaste carrefour. Il pousse la porte de l’agence BNP Paribas. A l’intérieur, deux avocats l’attendent. L’un d’eux, sollicité par Libération, décrit le déroulement de cette matinée.

Armoire forte. Les trois hommes descendent à la salle des coffres réservée à leur usage exclusif pour plusieurs heures - la banque a pris ses dispositions, des employés nous le confirment. C’est une demande de leur cliente, Liliane Bettencourt. L’héritière détient un compte dans une succursale située un peu plus loin, dans une agence BNP Paribas de la place Vendôme. Là-bas, la salle des coffres propose des tailles standard. Insuffisantes. L’agence de la place de l’Opéra, elle, met à la disposition de clients privilégiés des armoires fortes d’1,20 m de hauteur. L’huissier s’installe à une table, observe et note tout. On procède à l’ouverture du coffre de Liliane Bettencourt.

A l’intérieur, c’est Noël. Sur les étagères, des rivières de diamants, des bracelets de diamants, des émeraudes, des rubis… Au total, une trentaine de pièces de grande valeur. Et un sachet contenant une poignée de diamants isolés, des cailloux juste taillés, jamais montés. Plusieurs de ces bijoux auraient été légués à Liliane par ses parents, sa mère Louise et son père Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal.

Pourquoi un tel recensement ? Ces pierres précieuses n’ont jamais fait l’objet d’actes d’inventaire, ni même de déclarations auprès d’assurances. Officiellement, elles n’existent pas. Or, une responsable financière au service de Liliane Bettencourt redoute que François-Marie Banier ne s’en empare. Elle détient l’une des deux clés du coffre, l’autre est détenue par sa patronne. Elle appréhende que les disparitions de certaines pièces lui soient un jour reprochées - des craintes consignées par écrit. Elle jure que le photographe a entrepris des démarches en ce sens. Lui dément, selon des proches que nous avons interrogés.

L’épisode, ajouté à de nombreux témoignages que nous avons recueillis, traduit le climat de méfiance et la gêne autour des donations de Liliane Bettencourt à François-Marie Banier. Entre 2002 et 2007, ces opérations se chiffrent à 575 millions d’euros et se répartissent entre deux contrats d’assurance-vie et des remises de chèques. Auparavant, en février 2001, Liliane Bettencourt a transféré à Banier la propriété de onze toiles de maîtres (L’Homme à la pipe de Fernand Léger, un Mondrian, un Delaunay…) et d’une photographie de Man Ray, The Black Widow. Le tout représenterait près de 20 millions d’euros. Ces tableaux et ce tirage qui ornent depuis longtemps l’hôtel particulier des Bettencourt, rue Delabordère à Neuilly, rejoindront les appartements de François-Marie Banier après la mort de Liliane, comme sa fille l’a découvert tardivement. Puis ils profiteront aux ayants-droit de Banier, en premier lieu le photographe Martin d’Orgeval, avec qui il s’est pacsé le 26 juin 2007 à Paris.

Studio photo. Les origines de cette donation-fleuve se situent en janvier 1996, selon un acte notarié récapitulatif dont nous avons obtenu copie. A l’époque, la générosité de la dame n’excédait pas les 2 millions d’euros par an et s’exerçait dans le cadre d’opérations immobilières. Lui cherchait alors à agrandir son studio photo et sa surface habitable. Ils se connaissaient depuis 1987, à la faveur d’une photo de Liliane Bettencourt commandée à François-Marie Banier par la revue Egoïste. Un cliché sobre où elle rayonne. Il possède aujourd’hui une large part de l’immeuble du 18, rue Servandoni, à Paris, grâce à des parts de sociétés civiles immobilières qu’elle a abandonnées à son profit. Un sweet home niché dans le quartier de Saint-Sulpice, l’un des plus onéreux de la capitale.

Pour la Brigade financière, l’intégralité du patrimoine transféré à Banier entre 1996 et 2008 s’évalue de nos jours à 990 millions d’euros. Des membres de l’entourage de l’héritière, eux-mêmes bénéficiaires de sa générosité, ont expliqué aux enquêteurs qu’elle avait simplement aidé, au fil des ans, son photographe préféré. Que leur amitié ne s’était pas transformée en une relation d’emprise. Que le photographe ne cherchait pas à capter le patrimoine de la dame à mesure que le temps l’affaiblissait. Qu’il n’en abusait pas. Du strict mécénat artistique.

Cet article est également accessible ici, sur le site liberation.fr