Le Monde : Quand Washington négociait avec les Talibans

© Le Monde, 13 novembre 2001

ENCART: Avant le 11 septembre, l'administration Bush a bridé l'activité
antiterroriste du FBI parce qu'elle menait d'intenses négociations avec les
talibans, s'engageant à les épauler s'ils leur livraient Oussama Ben Laden.
C'est la thèse de La Vérité interdite, un livre à paraître le 14 novembre dont
Le Monde publie des bonnes feuilles, ainsi que les extraits d'un rapport du
secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, attestant la réelle activité
diplomatique avec les différents acteurs afghans

CE livre est appelé à faire un certain bruit. Son titre, Ben Laden, La Vérité
interdite, sent l'impératif marketing. A certaines erreurs, on devine qu'il a
été écrit dans la précipitation. Ainsi, les auteurs écrivent que le ministre
taliban des affaires étrangères a fait une déclaration envisageant l'extradition
de Ben Laden au magazine américain Time, le 5 février 2001, quinze jours après
l'investiture de George Bush. Ils l'interprètent comme un appel du pied direct
aux Américains. En fait, la déclaration a été donnée au Times de Londres, puis
reprise le lendemain par les agences de presse. Mais cela ne remet pas en cause
les thèses qu'échafaudent ses auteurs, Jean- Charles Brisard et Guillaume
Dasquié. Que disent-ils? D'abord que, jusqu'au 11 septembre, le FBI américain a
été empêché d'enquêter, en Arabie saoudite et au Yémen, sur les commanditaires
d'attentats anti-américains, parce que la diplomatie washingtonienne voulait
préserver ses relations avec les monarchies du Golfe. Ils présentent, sur ce
point, un témoignage scoop, celui de John O'Neill, numéro deux du FBI, qui en
claqua la porte en juillet 2001, précisément parce qu'il se disait bridé dans
son action.

Ils affirment, ensuite, que la diplomatie américaine était engagée, depuis des
années, dans de multiples tractations avec les talibans et leurs voisins
(Pakistan, Russie, républiques ex-soviétiques de la région, Chine, Inde) afin,
essentiellement, de répondre aux attentes des compagnies pétrolières
américaines. La thèse a été amplement développée par Ahmed Rashid dans L'Ombre
des talibans (éd. Autrement). Mais son récit s'interrompt fin 1999. Brisard et
Dasquié, d'une certaine manière (sans le luxe de détails de Rashid), racontent
la suite, confirmant et ajoutant aux informations récemment parues dans la
presse américaine. Ils montrent que des négociations ont été reprises, avec
fougue, par l'administration Bush, où le lobby pétrolier est aux manettes. Aux
bios édifiantes de nombreux proches du président (lire page ci-contre), les
auteurs auraient d'ailleurs pu ajouter Zalmay Khalilzad, l'Afghan de Bush depuis
le 11 septembre, qui fut expert pour Unocal, qui négocia avec les talibans de
1995 à fin 1998 le tracé d'un gazoduc traversant leur territoire.

Depuis 1998, pétroliers et diplomates américains étaient convaincus qu'une
victoire totale des talibans - qu'ils avaient souhaitée pour stabiliser
l'Afghanistan - n'était plus envisageable. Il fallait sortir d'un nouveau grand
jeu où les intérêts opposés, américano-pakistanais d'un côté,
russo-irano-indiens de l'autre, empêchaient la victoire d'un camp sur l'autre en
Afghanistan. Strobe Talbott, le sous-secrétaire d'Etat américain, l'avait dit
dès juillet 1997: Laissons Rudyard Kipling sur les étagères de l'histoire. Le
grand jeu décrit dans Kim fut surtout un jeu à somme nulle.

Pour que le jeu ne soit pas à somme nulle, il fallait, pour Washington,
qu'Américains, Russes, Pakistanais et même Iraniens favorisent un accord entre
les fractions afghanes, pour pacifier le pays et ouvrir l'Asie centrale à la
manne pétrolière.

Après les attentats attribués à Ben Laden contre les ambassades américaines au
Kenya et en Tanzanie (août 1998), les négociations américano-talibanes vont
porter sur l'extradition d'Oussama Ben Laden. En contrepartie, l'administration
Clinton fait miroiter aux talibans une reconnaissance de leur régime. D'où la
nécessité de ménager leurs partenaires: monarchies du Golfe et Pakistan. Au plan
international, des mécanismes de pression se mettent en place: l'ONU crée un
forum de négociation, intitulé 6 + 2 (les six pays frontaliers de l'Afghanistan
plus les Etats-Unis et la Russie) pour dégager une sortie de crise, et adopte la
résolution 1 267 prévoyant des sanctions contre Kaboul. Le prince Turki
al-Fayçal, chef des services secrets saoudiens, échoue par deux fois à obtenir
du mollah Omar l'extradition de Ben Laden.

L'administration Bush, de février à août 2001, va tenter d'aboutir. Des talibans
sont invités à Washington dès mars. Le dernier contact connu est celui de
Christina Rocca, haut-responsable du département d'Etat, avec l'ambassadeur
taliban à Islamabad, le 2 août. On apprend ainsi que la Loya Jirga, la
convocation d'un conseil des tribus autour du roi en exil Zaher Chah, afin de
mettre fin au régime unique des talibans, n'est pas sortie du chapeau des
diplomates occidentaux le lendemain du 11 septembre. Depuis des mois, l'idée
était soumise aux talibans, en direct par Washington, au 6 + 2 et dans des
négociations discrètes à Rome, à Chypre et à Berlin, menées sous l'égide du
représentant spécial de Kofi Annan, l'Espagnol Francesc Vendrell. Les meilleures
preuves sont parfois les moins secrètes: ainsi du rapport de Kofi Annan, le 14
août, quatre semaines avant les attentats. Beaucoup de l'intense effort
diplomatique, y compris au plus haut niveau, d'avril à juillet, pour imposer une
alternative au régime unique des talibans, y est détaillé.

Le marché qui leur est proposé reste le même: livrer Ben Laden et pactiser avec
leurs ennemis intérieurs pour former un gouvernement élargi. Était-il accompagné
d'une offre de soutien financier et de menaces ? Interrogé dans Pièces à
conviction (FR3, 18 octobre), l'ex-ministre des affaires étrangères pakistanais
Naif Naïk, représentant Islamabad à la session du Processus de Berlin qui a
réuni Américains, Russes, Iraniens et Pakistanais du 17 au 20 juillet,
l'affirme: Une fois le gouvernement élargi constitué, il y aurait une aide
internationale. (...) Ensuite le pipe-line aurait pu arriver. (...)
L'ambassadeur Simons a indiqué qu'au cas où les talibans ne se conduiraient pas
comme il faut, et où le Pakistan échouerait à les faire se conduire comme il
faut, les Américains pourraient user une autre option qualifiée de non
dissimulée contre l'Afghanistan. (...) Les mots utilisés étaient une opération
militaire.

A trois reprises (novembre 2000, mars 2001 et du 17 au 20 juillet), des
diplomates chevronnés se sont retrouvés à Berlin autour de Francesc Vendrell.

Ce n'était pas un forum officiel: les participants pouvaient donc parler plus
librement. En même temps, les propos échangés n'engageaient pas formellement les
Etats.Nous avons interrogé Thomas Simons, ambassadeur américain au Pakistan de 1996
à 1998. Il a participé à toutes ces réunions.

L'importance réelle du groupe de Berlin a été très modeste, affirme-t-il. Les
participants faisaient des rapports à des membres de leurs gouvernements qui les
écoutaient avec peu d'intérêt. Il est exact qu'il était demandé aux talibans de
livrer Ben Laden et de former un gouvernement d'union. Il n'a pas été fait état
de soutien financier, au mieux leur a-t-on fait miroiter une vague
reconnaissance internationale.

Nous avons posé la question suivante: Un Américain aurait dit en juillet aux
Pakistanais que si les talibans acceptaient de livrer Ben Laden et de signer la
paix avec le Front uni, ils auraient un tapis d'or, mais que s'ils refusaient,
ils s'exposaient à un tapis de bombes. Est-ce exact? Réponse de Tom Simons:
Nous avons dit en juillet que nous enquêtions sur l'attentat contre le bâtiment
USS-Cole 12 octobre 2000 au Yémen, et que s'il y avait des preuves solides de
l'implication de Ben Laden, il fallait s'attendre à une réponse militaire. On
peut toujours gonfler une telle déclaration pour y voir une menace globale
contre les talibans. Mais la déclaration américaine ne portait que sur la
réponse à l' USS-Cole. Quant au tapis d'or et au tapis de bombes, nous avons
effectivement discuté du besoin d'un plan de reconstruction de l'Afghanistan,
qui suivrait un accord politique.

Il est possible qu'un participant américain ait cru malin, après quelques
verres, d'évoquer le tapis d'or et le tapis de bombes. Même les Américains ne
résistent pas à la tentation de se croire malins. Mais rien de la sorte n'a été
dit durant les réunions, ni par moi ni par aucun autre Américain.

M. Simons ajoute: Les Pakistanais ont tout intérêt à extrapoler pour faire d'un
commentaire une tactique américaine de la carotte et du bâton. Vous n'avez
aucune raison d'accréditer cette vision.

Faire une lecture rétrospective de Berlin à partir de ce qui s'est passé le 11
septembre serait anachronique.

Que conclure ? Un: l'activité diplomatique s'est effectivement accélérée avec
l'équipe Bush. On peut très plausiblement expliquer ce regain d'intérêt pour
l'Afghanistan à l'entourage pétrolier du nouveau président. Deux : la Loya Jirga
et la réapparition du roi datent de plusieurs mois avant les attentats. Trois :
des talibans, au moins une fois, ont laissé croire qu'ils pourraient extrader
Ben Laden. Restent les inconnues. Quelle est la relation réelle entre le mollah
Omar et Oussama Ben Laden ? Y a-t-il eu des dissensions entre les talibans, ou
répartition des rôles entre eux ? Dans quel état d'esprit discutent-ils, eux qui
parfois parlent d'extradition et à d'autres moments se raidissent ? (Invités à
Berlin, les talibans ont refusé de s'y rendre, contrairement à l'opposition.)
Reste enfin une incertitude: y a-t-il eu de réelles menaces d'intervention
américaine lourde contre les talibans avant les attentats ? Les Pakistanais
ont-ils joué double jeu ou cherché à amener leurs partenaires à la raison, en
leur affirmant qu'une menace militaire pesait contre eux s'ils ne lâchaient pas
Ben Laden ? Réécrivent-ils l'histoire a posteriori ?

Un fait est acquis: Al-Qaida a préparé les attentats du 11 septembre bien avant
que George Bush n'entre en fonctions. Un scénario possible pourrait être
celui-ci : depuis 1999, les talibans étaient soumis à de fortes pressions
politiques. Même s'ils étaient divisés - ce qui n'est pas prouvé -, Ben Laden
n'a pas eu de difficulté à convaincre le mollah Omar que, s'il le lâchait, il
serait ensuite broyé lui aussi. L'été 2001, les talibans ont, à tort ou à
raison, conclu qu'une intervention militaire lourde se préparait contre eux. Là
encore, Ben Laden n'a eu aucun mal à les persuader que, dans ces conditions,
mieux valait tirer les premiers. Ou bien l'a-t-il fait sans les informer ? Ses
agents dormants aux États-Unis n'attendaient que le feu vert. Telle est la
conclusion implicite que l'on tire de La Vérité interdite et des éléments que
nous avons nous-mêmes agrégés autour de cette hypothèse. Cela reste une
spéculation, fondée sur des indices réels. Elle présente l'avantage de fournir
une cohérence politique à l'engrenage qui, le 11 septembre, a abouti à
l'inimaginable.