Le Monde : Ben Laden, l’enquête impossible ?

© Le Monde, le 12 novembre 2006

La condamnation de deux spécialistes français du terrorisme par un
tribunal britannique crée un précédent judiciaire.

C'est une étrange publication judiciaire, parue dans Le Figaro, mardi 31
octobre, puis dans Le Monde, le lendemain. Sous l'intitulé " publicité ", elle
est titrée : " Présentation d'excuses au cheik Khalid Bin Mahfouz et au cheik
Abdulrahman Bin Mahfouz " et signée de Jean-Charles Brisard et Guillaume
Dasquié.

Ces deux spécialistes français des affaires de terrorisme présentent, en des
termes inhabituels, leurs " excuses les plus sincères " aux deux personnages et
à leur famille, l'une des plus riches et influentes d'Arabie saoudite. MM.
Brisard et Dasquié reconnaissent avoir formulé " des allégations extrêmement
sérieuses et diffamatoires alléguant - du - soutien - des Bin Mahfouz - au
terrorisme par le biais de leurs entreprises, familles et oeuvres de
bienfaisance et par voie directe ", assertions qu'ils jugent aujourd'hui "
entièrement et manifestement fausses ". Ils concluent en affirmant être "
conscients du très grave préjudice " et de " la très grande détresse " que ces
allégations ont causés aux Bin Mahfouz.

Le corps du délit ? Un livre, écrit par MM. Brisard et Dasquié, paru en 2001 en
France sous le titre Ben Laden, la vérité interdite (Denoël), et un rapport sur
" Le financement du terrorisme ", rédigé en 2002 par M. Brisard, pour le compte
du Conseil de sécurité de l'ONU, selon lui, mais que l'organisation a démenti
par la suite lui avoir commandé.

Ces deux ouvrages, en des termes plus ou moins directs, font de la famille Bin
Mahfouz - qui se présente sur son site Internet comme l'" un des acteurs
principaux du monde commercial de l'Arabie saoudite et un des principaux
investisseurs du royaume " - un maillon essentiel des réseaux de financement de
l'organisation terroriste Al-Qaida. Un soupçon récurrent aux Etats-Unis, qui
vaut à Khalid Bin Mahfouz et son fils Abdulrahman d'être mis en cause par les
avocats des familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001, dans une
action collective en cours d'instruction outre-Atlantique.

Des accusations dont la puissante famille se défend avec énergie et force
procédures judiciaires, comme en témoigne son site binmahfouz.info, qui publie
tous les droits de réponse, rectificatifs et condamnations obtenues d'éditeurs
et de journaux. " Ce site a été conçu pour fournir des informations exactes sur
M. Khalid Bin Mahfouz et sa proche famille aux journalistes accrédités, aux
gouvernements et aux ONG. Des erreurs de faits graves ont été publiées sur M.
Bin Mahfouz et sa famille. - Elles - sont traitées dans ce site ", prévient la
page d'accueil.

La publication des excuses circonstanciées de MM. Brisard et Dasquié s'inscrit
dans ce cadre procédural, mais son cheminement a emprunté des voies pour le
moins compliquées. Et ses conséquences jurisprudentielles, en matière de droit
de la presse et de l'édition en Europe, risquent d'être dévastatrices pour le
travail d'enquête et d'investigation.

Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), s'insurge
contre le procédé qui consiste à " poursuivre des gens dans un pays ayant une
législation qui vous est favorable, - puis - acheter de l'espace dans les
journaux d'un pays où il n'y a jamais eu de poursuite ni de condamnation ".

Le livre publié par Denoël n'a en effet jamais fait l'objet d'une plainte en
France, où il a pourtant connu un certain succès et une bonne couverture
médiatique lors de sa parution en novembre 2001. La condamnation de ses auteurs
n'a été prononcée qu'en juin 2006, par un tribunal sis en Grande-Bretagne... où
le livre n'a jamais été publié ! " Le délai de prescription en matière
d'édition, en France, est trop court, nos clients n'ont pas eu le temps d'y
saisir la justice ", justifie Christine Lécuyer-Thieffry, avocate chez Thieffry
& Associés, en charge des intérêts des Bin Mahfouz en France.

Une première plainte en diffamation fut en fait déposée en Belgique, en 2002,
qui débouchera sur un non-lieu en 2003 : " Le juge belge s'est déclaré
incompétent, à tort à mon sens ", dit Me Lécuyer-Thieffry. Le livre sera attaqué
également en Suisse (où réside Jean-Charles Brisard) par les Bin Mahfouz et
aussi par Yeslam Ben Laden, un demi-frère du chef d'Al-Qaida. " Nous y avons
systématiquement gagné, jusqu'en cassation ", affirme Laurent Merlet, avocat de
Denoël.

L'affaire aurait pu en rester là, mais, M. Brisard étant cité comme expert par
les avocats des familles de victimes du 11-Septembre aux Etats-Unis, les Bin
Mahfouz n'entendaient pas lâcher prise avant d'avoir obtenu sa condamnation.

En 2003, le livre est traduit en anglais pour publication aux Etats-Unis. Les
avocats de la famille saoudienne se précipitent pour porter l'affaire devant la
Haute Cour... de Londres. Pour obtenir la recevabilité de leur plainte
outre-Manche, ils ont fait acheter le livre sur le site Internet Amazon. com par
un huissier britannique.

Pourquoi Londres ? " Les frais d'avocats y sont faramineux, c'est dissuasif ",
souligne l'avocat français de M. Brisard, Daniel Vaconsin. Surtout, instruite
par des décennies de procès autour de l'IRA, la jurisprudence britannique en
matière de terrorisme est particulièrement intransigeante en ce qui concerne la
production de preuves. Elle condamne systématiquement les affirmations qui ne
sont pas dûment prouvées et étayées.

Or le travail de MM. Brisard et Dasquié est essentiellement documentaire,
réalisé sur la base de greffes des tribunaux de commerce du monde entier. S'il
met en lumière des liens capitalistiques ou de proximité entre les Bin Mahfouz
et la vaste famille Ben Laden, il ne prouve en rien que l'argent en question a
servi à des actes terroristes. " C'est déjà assez difficile de produire des
bordereaux bancaires, on n'a évidemment pas de lettre d'accompagnement disant
que cet argent doit être utilisé pour telle ou telle action ! ", s'agace
Guillaume Dasquié, par ailleurs rédacteur en chef du site Internet Intelligence
Online.

Après avoir renoncé, faute de moyens pour assurer leur défense, à se faire
représenter au procès anglais, MM. Brisard et Dasquié sont finalement condamnés,
en 2006, à 15 000 livres (22 300 euros) de dommages et intérêts, et aux dépens.
Lorsque le cabinet londonien Kellman Friedman, qui défend les intérêts des Bin
Mahfouz outre-Manche, présente sa note, c'est le choc : " Ils me réclamaient 350
000 livres ! ", dit M. Dasquié. Soit plus de 530 000 euros, que l'auteur et son
éditeur ne peuvent ni ne veulent payer. Joint au jugement figure une lettre du
magistrat anglais, qui atteste le caractère équitable de la procédure et
l'absence de fondement des accusations portées dans l'ouvrage.

Alors que l'exequatur (la transposition) du jugement anglais en droit français
est entrepris par Thieffry & Associés auprès de TGI de Paris et en Suisse, les
plaignants saoudiens proposent un marché à M. Dasquié, raconte celui-ci : s'il
accepte de " témoigner en leur faveur lors du procès des attentats du
11-Septembre ", ils renonceront à réclamer les 530 000 euros. Il refuse. Mais
les parties finissent par s'entendre, troquant l'abandon de l'exequatur contre
la reconnaissance publique des erreurs commises dans La Vérité interdite par les
deux auteurs. Ces derniers signent donc la fameuse lettre d'excuses, et un
document de 12 pages, où ils rétractent les accusations portées contre la
famille Bin Mahfouz. Le tout sera immédiatement versé au dossier de
l'instruction sur les attentats du 11-Septembre par les avocats du groupe
saoudien, qui espère ainsi désamorcer une partie des accusations dont il fait
l'objet.