Genre Moulin

Genre Moulin

Jean Moulin et des amies, vraisemblablement au large de Saint Tropez en 1937.

Londres, une chambre au rez-de-chaussée, un samedi de novembre 1941. Le jour se lève. Jean Moulin boit son café en compagnie d’un jeune homme de 29 ans, un Basque prénommé Gorka. Une penderie et un lit, draps froissés, meublent la pièce. Les deux hommes sortent d’une nuit d’amour. Ils ont fait connaissance la veille au soir au Golden Lion, le pub de la capitale britannique où trinquent artistes, espions et soldats. Prudent, le héros de la Résistance dissimule à son amant d’un soir les raisons de son séjour à Londres. Il achève de s’habiller. Gorka le taquine, espère le revoir. Moulin recommande la prudence. Avant de se quitter, ils échangent des adresses mais ne se promettent rien.

Les amours homosexuelles de Jean Moulin, objets de controverses et de scandale, parfois évoquées, souvent démenties, existent là, sous nos yeux. Ce moment d’intimité dans un appartement anglais est extrait de la pièce de théâtre Jean Moulin, évangile, la dernière création de Jean-Marie Besset, jouée pour la première fois cet été dans divers festivals avant d’être présentée l’hiver prochain à Paris. Le spectacle raconte les années de combat de Jean Moulin, de juin 1940 à juillet 1943, avec la sensibilité et la tolérance d’aujourd’hui. Dans plusieurs passages, Moulin se confie à son amie et complice, l’artiste Antoinette Sachs – laquelle préférait les femmes, comme le montre sa correspondance privée. Sur scène, les comédiens redonnent vie à ce couple alibi, qui donnait le change pour les convenances morales de l’époque tout en organisant la Résistance dans le plus grand secret.

À l’origine, Jean Moulin, évangile a été rédigé pour répondre à une commande de France Culture. La station en tirera une fiction radiophonique en dix épisodes qui sera diffusée au second semestre 2017. Dans l’appartement parisien de l’auteur, qui surplombe le quartier du Châtelet, des étagères encombrées témoignent des années de documentation et d’entretiens pour comprendre la psychologie de l’instigateur de l’Armée secrète, enjeu de cette pièce. Dans la cuisine, autour du réfrigérateur et des placards, les affiches des spectacles précédents couvrent les murs. Jean-Marie ­Besset sort des assiettes, prépare une salade. Grand prix du théâtre de l’Académie française en 2005, nommé plus de dix fois aux Molière, il a signé une vingtaine de pièces et dirigé le théâtre de l’Atelier à Paris et le centre dramatique national de Montpellier jusqu’en 2014 – dans l’Hérault donc, où vivait la famille de Jean Moulin.

Jean Moulin au début des années 30 devant une voiture de sport.

Il se défend de concurrencer les experts de la Résistance. Ces derniers, depuis une dizaine d’années, conviennent que le héros était un homme complexe, c’est-à-dire inclassable. « Tout le monde connaît ses actes de bravoure, son refus d’obéir aux Allemands quand il était préfet à Chartres, l’unification de la Résistance, résume Besset. Mais hormis quelques historiens, peu de gens ont une idée de l’originalité de sa personnalité, telle que les recherches l’ont peu à peu révélée. » Il évoque la vie de dessinateur de Jean Moulin, sous le pseudonyme de Romanin, son goût pour l’art contemporain (à sa mort, en juillet 1943, il possédait des toiles de Soutine, Dufy, Kisling et De Chirico), ses convictions de gauche, ses séjours aux sports d’hiver dans la station suisse de Davos, sa garde-robe sophistiquée, sa scolarité moyenne, ses opérations clandestines dès 1936 en faveur des républicains espagnols, ses frasques financières aussi. Au total, l’homme était le contraire d’un idéologue ou d’un simple chef de guerre. Plutôt un aventurier éclairé, un patriote à l’esprit libre.

Pour Jean-Marie Besset, les liaisons homosexuelles figurées dans la pièce de théâtre « sont cohérentes avec certains témoignages historiques » : « Elles collent à la richesse du personnage, à son caractère – passer son temps avec des artistes et avoir des aventures homosexuelles, pour un préfet de la fin des années 1930, ce n’était pas anodin », estime-t-il, même si ces facettes-là dérangent depuis des années. Il insiste : « À une époque où la découverte de désirs homosexuels représente encore la première cause de suicide chez les adolescents, il n’est pas inutile de montrer que l’héroïsme n’est pas attaché à une sexualité ou une manière d’être.» Achille, face à Troie, s’abandonnait bien entre les bras d’un garçon avant de guerroyer pour l’honneur d’Athènes, alors...

Plus de soixante-dix ans après sa mort, Jean Moulin incarne à lui seul l’esprit de Résistance à la française, le courage de dire « non ». En 2016, sa vie intime ne nous intéresserait pas si, comme je l’ai constaté au cours de mes recherches, elle n’avait été l’objet d’occultations délibérées qui dessinent une volonté de façonner un personnage pour le rendre compatible avec les canons d’une idéologie. Au terme de notre déjeuner dans cette cuisine, l’image d’Épinal du héros de la France libre finit de s’effriter. Nous regardons en souriant la plus fameuse photographie de Jean Moulin : un chapeau noir barre le haut de son visage, le col de son manteau anthracite est relevé, il regarde au loin, maître de ses émotions, austère. Jean Moulin lui-même détestait ce cliché pris à Montpellier par son ami Marcel Bertrand. Rien ne lui correspondait moins. Pour s’en convaincre, il suffit de feuilleter les albums de la famille Moulin. Sur nombre de photos jaunies, étrangement méconnues, on voit l’ancien préfet espiègle, coquet voire efféminé. Comme celle-ci prise sur un voilier au large de Saint-Tropez, où il pose, légèrement déhanché, aux côtés de deux amies, en maillot boxer et sandales blanches à lanières.

En 2003 déjà, un Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, supervisé par l’universitaire Didier Eribon, soulignait les prédispositions des homosexuels des années 1940 à entrer en résistance. Comme si gérer une double vie leur avait donné l’expérience de la clandestinité. L’ouvrage notait les interdits, après-guerre, qui ont entouré ces réalités, et concluait (non sans malice ) que personne n’oserait évoquer publiquement « l’éventuelle homosexualité ou bisexualité d’un grand résistant, comme, par exemple, Jean Moulin ». L’historien Jacques Baynac, lui, a publié l’un des livres les plus complets sur la vie et les actions du grand homme, Présumé Jean Moulin (Grasset, 2007), une somme de 868 pages alimentée aux sources les plus variées, en France et à l’étranger. Comme je l’interrogeais sur les non-dits relatifs à la vie privée du chef du Conseil national de la Résistance, Baynac m’a écrit ceci :

« Que Jean Moulin n’ait jamais été gay n’aurait strictement rien changé à son action, sauf qu’il se serait certainement fait arrêter plus rapidement, faute d’avoir eu l’expérience de la vie clandestine. Pour ma part, je me borne à constater qu’aucune femme n’a déclaré avoir été sa compagne ou sa maîtresse pendant les années quarante et qu’aucun homme n’a dit publiquement avoir été son amant. En fait, à mes yeux, la fausse question sexuelle est l’autre face de la vraie question : Jean Moulin était-il gaulliste ou non ? Vous imaginez la superstar gaulliste proclamée homo ? »

Longtemps, la France n’imagina pas ; une histoire officielle avait été écrite, enseignée, apprise par cœur. Depuis peu, ces aspérités de la vie intime de Moulin, leurs implications, sont prises en considération par les passionnés du sujet. Dans son dernier livre, Jean ­Moulin, l’ultime mystère (Albin ­Michel, coécrit avec Laurent Ducastel), l’enquêteur Pierre Péan, auteur de plusieurs biographies de figures de la Résistance et de la collaboration, consacre un chapitre à l’homosexualité supposée de Jean ­Moulin, prudemment titré : « L’était-il ? » « Les voix officielles de la Libération s’efforceront toujours de nier la présence d’homosexuels dans la Résistance, image qui fut longtemps peu conforme à l’idée que la France devait avoir de ses héros », peut-on y lire. Dans ces pages, on suit la trajectoire de témoins privilégiés de la vie privée de Jean Moulin, morts sans avoir jamais été interrogés. Le héros de la France libre y apparaît sous les traits d’un séducteur, goûtant des plaisirs charnels avec des filles, éventuellement avec des garçons. Le poète Max Jacob est cité.

« Chaque virgule de ce chapitre a été soupesée, c’est une affaire sensible pour beaucoup de gens », m’a confié Péan sans vouloir livrer le fond de sa pensée. Dans l’un de ses précédents livres, déjà, la proximité entre Max Jacob et Jean Moulin, son cadet de vingt-trois ans, était évoquée. La rencontre entre les deux hommes remonte à l’année 1930, avec la nomination de Moulin au poste de sous-préfet de Châteaulin, petite ville de Bretagne. Sur place, le méridional s’ennuie, l’activité est rythmée par l’économie rurale. La vie politique ronronne. Les attractions manquent. Mais alentour, la vie artistique s’avère foisonnante : des écrivains, des peintres qu’il a parfois croisés à Paris, ont élu domicile dans la région, célébrée quelques décennies plus tôt par Paul Gauguin, Émile ­Bernard ou Paul Sérusier, figures de l’École de Pont-Aven. À Quimper, le bar de l’hôtel de l’Épée constitue un carrefour pour cette population de créateurs. Le poète Max Jacob en assure l’animation ; lui ne dissimule pas son homosexualité. Le médecin ­Augustin Tuset, sculpteur à ses heures, présente les deux hommes. Ils tombent sous le charme l’un de l’autre. Ensemble, Jacob et Moulin côtoient Giovanni Leonardi, l’ami de ­Picasso et d’Apollinaire. Plus tard, ils partagent des moments avec Louis-Ferdinand Céline, l’auteur de Voyage au bout de la nuit, qui sillonne alors la Bretagne.

Jean Moulin au large de Saint-Tropez en 1937.

Jean Moulin au large de Saint-Tropez en 1937.

Pour Jean Moulin, le Finistère prend ainsi les allures d’un salon littéraire de la capitale, qu’il fréquente assidûment avec son ami poète. Après l’une de leurs sorties, Max Jacob lui adresse, sur un bristol, un tendre quatrain en forme de déclaration : « Je suis ce soir, la chose est claire, l’heureux meunier du Finistère : j’ai le moulin de Pont-Aven et le Moulin de Châteaulin. » Des années plus tard, en pleine guerre, coordonnant de vastes opérations militaires, Jean Moulin choisira comme nom de code « Max », trois lettres à l’air de passerelle – et d’indice – entre ses vies multiples. De telles affections ou de tels instants gravés sur pellicule, sur un bateau au large de Saint-Tropez, ne démentent pas les portraits officiels. Ils les amendent, leur restituent des aspérités autrefois rabotées par les metteurs en scène de l’histoire. Nous y gagnons un personnage riche de ses singularités. Et une leçon au sujet de l’esprit de Résistance, qui n’émerge pas forcément ex nihilo à la faveur de l’invasion allemande mais qui lui a peut-être préexisté, puisant ses origines dans l’enfance ou l’adolescence, à l’instant où une voix intérieure dicte de vivre pleinement ses paradoxes, son altérité, quitte à rejeter le conformisme de son milieu. Tôt en âge peut se développer une défiance à l’égard des normes, le désir d’imposer ses différences, dans le creuset du petit drame familial. S’agissant de Moulin, Pierre Péan estime que « sa résistance a pu commencer là, à cette période de la vie ». « L’ambiance était lourde chez eux – il y a quelque chose avec le père, une opposition », avance-t-il.

Direction le Sud-Est de la France, la petite ville de Donzère, 5 000 habitants – au départ de Montélimar, emprunter la route d’Avignon sur 15 km. Sur la place du village, rectangulaire et encadrée de marronniers, habite la dernière survivante de la famille de Jean Moulin : Suzanne Escoffier, 86 ans, cousine de l’unificateur de la Résistance. Elle m’accueille chez elle avec bienveillance, au premier étage d’un immeuble années soixante : « Vous n’avez pas eu de mal à trouver ? » Elle désigne une lampe de chevet posée dans un coin du salon : « C’est ce qui me reste de cousin Jean, c’était sa lampe de bureau quand il était en préfecture. » Suzanne Escoffier était pensionnaire à Avignon durant la guerre. Son dernier souvenir marquant de « cousin Jean » remonte à l’été 1942 : une promenade entre Saint-Andiol et Eygalières, un dimanche de juillet. Suzanne a alors 12 ans, cousin Jean en a 43, il rend visite à la famille qu’il voit de moins en moins. Pour les enfants, il a remisé ses habits de résistant, la clandestinité attendra jusqu’au soir. Cet après-midi-là, il joue les moniteurs de colonie de vacances. Il les amène sur un îlot, au milieu de la Durance, ils construisent une cabane. « On se prenait pour ­Robinson Crusoé. Oh ! Et lui... il fallait le voir, il riait au moins autant que nous », sourit-elle, regard lointain.

Et ensuite ? Rien. Le silence. Une absence totale. La certitude qu’il était mort. Sans trop d’explications, durant une quinzaine d’années. « Ce n’est qu’à partir de 1955 qu’on a compris, progressivement, le personnage qu’il avait été, raconte Suzanne. Avant, personne n’en parlait. Après la Libération, jamais le gouvernement provisoire ou ses représentants n’ont contacté la famille ! Il y avait de grosses rivalités entre tous ces gens. Chacun a voulu écrire l’histoire qui l’arrangeait. Plus tard, ce sont ses anciens amis de Montpellier qui ont mis en train l’affaire du Panthéon. » Un souffle de colère augmente le volume de sa voix, puis s’estompe. En 1964, André Malraux haranguait la foule parisienne – le fameux « entre ici Jean Moulin, avec ton terrible cortège... » – pour accueillir dans le temple parisien les cendres de l’ancien résistant, torturé et mort en 1943. Le pouvoir gaulliste éprouvait le besoin de glorifier ce ­héros-là, d’écrire sa légende. De fait, il n’est pas avéré que les cendres déposées au Panthéon soient bien celles de Jean Moulin. Beaucoup de Français entendaient alors son nom pour la première fois.

Dans l’un des e-mails qu’il m’a adressés, l’historien Jacques Baynac reconstitue le contexte de l’événement. « Deux ans après avoir mis brusquement fin à la guerre d’Algérie [en 1962] en trahissant ses promesses à l’armée, aux pieds-noirs et aux harkis (...), De Gaulle n’incarne plus l’unité nationale dans la grandeur. Il doit donc vite redorer son blason s’il veut remporter l’élection présidentielle de décembre 1965. Restaurer son mythe exige de ranimer et d’imposer cette fiction, lors d’un grand spectacle avec Moulin en guest-star. » Dans son livre, Baynac a stigmatisé les arrière-pensées politiciennes à l’origine de cette légende. « Tout l’artifice de l’oraison prononcée ce jour-là par André Malraux (...) fut d’ensevelir ­Moulin sous les fleurs d’une rhétorique douteuse afin de gommer les différences de nature qui, jusqu’à la mort de Moulin, avaient retenu les dirigeants de la Résistance de reconnaître le général De Gaulle comme leur chef idéologique et d’adhérer pleinement à son projet politique. »

Jean Moulin, avec son ami le photographe Marcel Bertrand

Suzanne Escoffier parle de sa sœur aînée, Andrée (morte en 2012) et de la sœur de Jean, Laure Moulin (disparue en 1974). Suzanne et elles ne se sont jamais mariées, n’ont pas eu d’enfants ; toutes trois se voyaient, évoquaient les épisodes de la trajectoire familiale. À propos des relations entre Jean et son père, elle confirme : « C’était difficile. » ­Antonin Moulin, le père, enseigne le français et le latin avant de prendre des responsabilités politiques à Béziers. C’est un laïc, franc-maçon, républicain acharné – en janvier 1875, les monarchistes pèsent encore sur la vie politique française et la République a été rétablie à une voix près.

À la maison, on vénère l’instruction publique, on apprend à repérer les réseaux royalistes et on défend la cause du capitaine Dreyfus, définitivement innocenté par la Cour de cassation en 1906. Jean Moulin avait 7 ans. Il y a aussi un frère, de dix ans son aîné, Joseph, élève brillant, mis sur un piédestal par leur père, promis à de hautes fonctions. En 1907, il meurt d’une péritonite à l’âge de 18 ans. Cette tragédie familiale ébranle le benjamin. « Cousin Jean s’est fermé après ce décès, ça a tout changé, explique ­Suzanne Escoffier. Il avait 8 ans, il s’est mis à bégayer. Il s’est réfugié dans le dessin, ne s’intéressait plus à l’école, c’est là que son amour pour la peinture s’est développé. Ce n’était pas du goût de son père, mais alors pas du tout : Antonin ne voulait pas d’un fils artiste. »

Après le lycée, Jean Moulin veut se présenter aux Beaux-arts. Refus catégorique des parents. On l’inscrit à la faculté de droit de Montpellier, où il ne brille guère. Le père s’obstine, use de son entregent politique. Il intervient auprès du préfet du département, qui consent à embaucher le rejeton. Jean Moulin intègre ainsi l’administration préfectorale, s’éloigne du giron familial, travaille vraiment cette fois, et s’épanouit sans se soucier de l’étiquette. Il fréquente ouvertement des artistes, dépense sans compter, achète de beaux vêtements, file régulièrement faire du ski, se passionne pour les voitures de sport, surtout les Amilcar, des bolides français avec une statuette de Pégase sur le bouchon du radiateur.

À partir de 1941, à l’heure des noms de codes, des franchissements de frontière en douce et des messages cryptés, il ne renie rien de cette jeunesse. Suzanne se souvient : « Longtemps après, quand on a découvert les détails de sa vie clandestine de l’époque, des choses nous ont émus et amusés à la fois. » Tel le nom imaginaire qu’il retient pour ses faux papiers, fabriqués à Londres ou en France par des amis résistants : ­Joseph Mercier. « Ce choix de Joseph, sur ses faux laissez-passer, c’était pour que son frère soit toujours là, à ses côtés. » Elle ajoute : « Il y a une autre raison, moins importante mais quand même... Ses chemises étaient brodées à ses initiales, il ne voulait pas en changer ; il prenait grand soin de son apparence, il avait besoin d’un autre prénom commençant par “J”. Joseph s’est évidemment imposé. »

D’autres tourments de jeunesse auront un écho dans sa vie clandestine. À Nice, il s’installe comme gérant d’une galerie d’art contemporain afin de disposer d’une couverture pour justifier les déplacements liés à ses actions. Il la baptise ­Romanin, en référence à son pseudonyme de dessinateur, avant la guerre. Suzanne Escoffier l’admet, la richesse de la personnalité de Jean Moulin ne se retrouve pas dans la plupart des livres consacrés à cette période. La faute, selon elle, « à beaucoup d’historiens qui ont voulu soutenir une cause – ils devraient être neutres, ils ne l’ont pas été ; ils ont tous une thèse à défendre ». La famille porte sans doute aussi une part de responsabilité dans ces regards sélectifs. Laure Moulin, par exemple, gardienne de volumineuses correspondances, textes et photographies de son frère, a opéré un tri selon des critères qui n’avaient rien de scientifique. En 1947, elle fait paraître aux Éditions de Minuit l’unique manuscrit rédigé par Jean ­Moulin, Premier combat, où il décrit l’installation des Allemands à Chartres, la ville dont il est préfet. Un passage du texte original a disparu, où le futur fédérateur de l’Armée secrète, s’il exprime sans détour son désir de ne pas capituler, de combattre l’envahisseur, voit néanmoins en ces soldats allemands de « jeunes hommes au regard clair » et « au torse de jeunes dieux ».

Devoir de français de Jean Moulin, en classe de 5e, à la veille de ses 13 ans. Remerciements au Musée Jean Moulin.

À Montpellier où elle a vécu, Laure Moulin a laissé le souvenir d’une femme solitaire, catholique, très pratiquante – c’est ce que m’a confié le gérant d’une librairie où elle avait ses habitudes. On peut supposer qu’elle a voulu donner de Jean Moulin une impression conforme à ses convictions, à sa  morale. Au musée Jean-Moulin, dans les bureaux du service des archives, la contradiction affleure aussi entre la tentation d’entretenir une icône et le devoir des chercheurs, qui consiste à tenter de comprendre l’homme derrière le héros. Dans ce bâtiment niché au-dessus de la gare Montparnasse, après avoir évoqué mon souhait de déchiffrer la psychologie du personnage sans exclusive, une archiviste s’est empressée d’affirmer que Jean Moulin était « un homme à femmes, séducteur avec ça – un vrai tombeur ». Mais l’historien Thomas ­Rabino, pourtant sensible à ce portrait d’un ­Moulin ­Casanova, ne reconstitue dans son dernier ouvrage (L’Autre Jean Moulin, Perrin, 2013) que trois liaisons féminines, dont celle avec Marguerite ­Cerruty, l’éphémère épouse du résistant – un mariage de vingt mois, entre 1927 et 1928, alors qu’il accède à la sous-préfecture d’Albertville –, et après avoir exploré ses relations avec les femmes sur une trentaine d’années.

Jadis, son secrétaire particulier, ­Daniel Cordier, a dépeint Jean Moulin comme « le genre d’hommes qui font l’amour quatre, cinq, six fois par jour avec des femmes différentes ». Outre qu’un tel comportement compulsif présentait des risques (tant policiers que sanitaires), il est troublant que ces légions de maîtresses soient restées dans l’ombre, qu’aucune de ces nombreuses amantes ne se soit vantée, ni simplement confiée, pour évoquer de fiévreuses étreintes entre les bras du héros de la Résistance. Daniel Cordier a rencontré Jean Moulin pour la première fois en juillet 1942, après une formation aux techniques d’espionnage en Angleterre. De vingt ans son cadet, il a travaillé à son service pendant un an, comme secrétaire, chargé d’organiser des réunions et de transmettre des messages, jusqu’à l’arrestation de son chef, le 21 juin 1943. Des décennies plus tard, au soir d’une vie de marchant d’art et d’ouvrages consacrées à la Seconde Guerre mondiale – notamment Alias Caracalla (Gallimard), prix Renaudot 2009 –, il passe, à 95 ans, pour le gardien du temple de l’histoire de la Résistance.

Il m’accueille, souriant et alerte, dans son appartement bibliothèque, décoré de centaines de livres, en surplomb du Port Canto où mouillent ce jour-là quelques yachts ; au loin s’étend la baie de Cannes et, derrière, les îles de Lérins. Des liasses de papiers encombrent une table. À côté, deux fauteuils Charles Eames se regardent, avec, à leur pied, des chemises cartonnées, des dossiers. Nous parlons des rapports entre Résistance et différences – différences de sensibilités, de convictions. Au-delà des élans patriotiques, Jean Moulin fut l’unique préfet à critiquer le gouvernement de Vichy. Le seul à adopter un comportement divergent, quand tous les autres obéissaient. Daniel Cordier parle de ses propres aspérités : « Ma volonté de partir, de rejoindre la France libre, a peut-être été conditionnée par l’atmosphère familiale, avoue-t-il. L’ambiance était horrible, depuis longtemps. Je crois que je voulais m’éloigner, me retrouver seul. » Sa gorge se noue. Il avait 4 ans lorsque ses parents ont divorcé ; deux familles se sont créées, elles se haïssaient violemment, ce qui l’a empêché d’avoir « une enfance comme les autres ». « J’ai été inscrit en pension, j’avais le droit de voir ma mère deux heures tous les quinze jours, se rappelle-t-il. En général nous restions dans l’auto ; ça a déchiré ma vie. »

Il y a deux ans, Cordier a pour la première fois évoqué ses amours homosexuelles, son adolescence en internat près d’Arcachon, ses craintes et ses frissons, dans un récit délicat, Les Feux de Saint-Elme (Gallimard). Nous discutons de l’évolution des désirs au fil de la vie, de la sexualité selon les âges, des pudeurs selon les époques, les générations. J’évoque le livre de Pierre Péan. « Je l’aime beaucoup, il m’a interrogé de nombreuses fois », répond Cordier. J’aborde le chapitre relatif à l’intimité de Jean ­Moulin. « Je ne l’ai pas lu », s’empresse-t-il de préciser. Il enchaîne avec des phrases qu’il a prononcées cent fois, au fil des interviews qu’il a données : « C’était un homme à femmes », me redit-il. Je ne soulève pas devant lui l’objection arithmétique qu’inspire cette appréciation – encore une fois, où seraient passées ses innombrables conquêtes ? Nous évoquons des évidences, les vingt ans d’âge qui le séparaient de Jean Moulin, le passé et la véritable identité de son chef qu’il ignorait à l’époque, par mesure de prudence. Durant la guerre, il ne connaissait que son nom de code. Il convient qu’il n’a appris la vérité que « plusieurs mois après la Libération », à la faveur d’une discussion avec d’anciens résistants. Nécessairement, ­Cordier ne savait pas tout de Moulin. Quant à sa propre vie privée, Cordier reconnaît avoir été « discret ». L’homosexualité d’un compagnon de la Libération n’avait pas sa place dans le tableau présenté après-guerre.

La Révolution française a abrogé dès 1791 les lois qui faisaient de l’homosexualité un délit mais la morale publique et l’Église ont encore longtemps voué aux gémonies les couples homos. Le gouvernement de Vichy, par une ordonnance du 6 août 1942, a rétabli la sanction : de six mois à trois ans de prison (si l’un des deux partenaires était âgé de moins de 21 ans). Après la Libération, non seulement ce texte n’a pas été supprimé mais la Ve République gaullienne a introduit en 1960 dans le droit français la notion « d’acte contre nature » pour qualifier les amours entre personnes de même sexe. Ce n’est qu’en 1982 que ce délit sera aboli (ainsi que les fichiers de police recensant les homosexuels), à l’initiative du ministre de la justice Robert Badinter. Au lendemain de la guerre, de grands intellectuels alimentaient encore la suspicion. Dans un texte intitulé « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? » publié en 1949, Jean-Paul Sartre lui-même prononçait l’anathème : « Le collaborateur (...) est la ruse, l’astuce qui s’appuie sur la force, il est même le charme et la séduction puisqu’il prétend jouer de l’attrait que la culture française exerce, d’après lui, sur les Allemands. Il me paraît qu’il y a là un curieux mélange de masochisme et d’homosexualité. Les milieux homosexuels parisiens, d’ailleurs, ont fourni de nombreuses et brillantes recrues. » Preuve que les sommets de la crétinerie ne sont pas nécessairement inaccessibles aux penseurs les plus estimés.

Le souffle des livres de Daniel ­Cordier, la vie au temps de la Résistance, frémissante au fil des pages, résulte de son indéniable talent de conteur. Mais l’historien qu’il est devenu était d’abord un acteur des événements qu’il rapporte. Après la guerre, il occupe le poste de chef de cabinet du directeur des services secrets français – ancêtre de la DGSE, en pleine phase de reconstitution de l’appareil sécuritaire par le pouvoir gaulliste. Dans un appartement du boulevard Suchet à Paris, il reçoit la mission de trier et d’archiver les rapports et télégrammes de l’ex-BCRA, l’agence de renseignement de la France libre, basée à Londres. Il exerce précisément à une période où des voix s’élèvent pour critiquer une partie des anciennes missions de cet organisme, dirigées autant contre l’occupation allemande que pour préparer l’installation au pouvoir du général De Gaulle une fois la France libérée. Les acteurs de l’histoire demeurent des témoins subjectifs, parfois tentés de justifier a posteriori certains de leurs comportements, d’en exagérer ou d’en minorer d’autres. Cet élan sous-tend même la rédaction de quantité de Mémoires chez d’illustres personnages. Daniel Cordier n’échappe peut-être pas à cette propension. Sa stature, acquise depuis les années 1990, peut lui avoir permis de modérer, voire d’éluder, des épisodes. Il en va peut-être ainsi de son éventuelle arrestation par les Allemands, autour du 14 juin 1943, une semaine avant la capture de Jean Moulin par la Gestapo. Le fait n’a jamais été officiellement confirmé et à aucun moment Cordier lui-même ne s’est exprimé à ce propos. Il s’étonne de m’entendre aborder ce sujet.

Des documents officiels rapportent toutefois cet événement, ils émanent du Special Operations Executive (SOE), les services secrets britanniques chargés du renseignement et des actions clandestines dans les pays occupés par les Allemands, et notamment en France. Ces pièces dorment dans les cartons des archives nationales, à Londres. « Je peux vous affirmer que je n’ai jamais été arrêté, sinon je l’aurais raconté », réagit-il. Je veux le croire. « Je suis stupéfait, précise-t-il ; c’est la première fois, jamais personne ne m’avait parlé de ça, je n’ai jamais vu ça. » Ce point-là est inexact. Jacques Baynac a révélé plusieurs détails liés à cette arrestation dans son livre Présumé Jean Moulin. Un an avant de remettre le manuscrit à son éditeur, il a fait porter une copie du chapitre en question à Daniel Cordier pour l’inviter à le commenter et, le cas échéant, à l’amender. Il n’a pas reçu de réponse, à l’exception du coup de fil d’un avocat qui voulait le dissuader de publier. À la fin de notre entretien, j’ai noté sur un morceau de papier les références de ces rapports archivés en Angleterre. ­Daniel Cordier m’a promis de « [se] pencher là-dessus ».
L’histoire récente d’un pays, à l’échelle de quelques générations, s’apparente à un roman national, un levain que d’aucuns estiment vital au développement et à la cohésion d’une communauté. Des faits solidement étayés en côtoient d’autres, incertains, incomplets, inventés. Mélange peu propice à une connaissance exhaustive de notre propre passé, qui aiderait à nous comprendre mieux. Peu compatible avec notre besoin, en des temps agités, de cerner au plus près nos grands hommes avec leurs défauts, leurs grandeurs, leurs fragilités, leurs contradictions, donc leur humanité, donc leur force.

Une multitude de collèges et de lycées en France portent le nom de Jean Moulin mais, soixante-treize ans après sa mort, l’homme s’efface toujours derrière le héros. Ces dernières années, grâce aux interventions de quelques historiens, l’État a pris conscience de la nécessité de disposer d’une histoire de la Résistance et de la collaboration digne d’un peuple éclairé, accessible aux nuances, méfiant à l’égard des simplifications. Le 24 décembre 2015, un décret du premier ministre a enfin autorisé la consultation des 700 mètres linéaires d’archives des services secrets, de la police et de la justice, pour les années 1939 à 1960. Des dizaines de milliers de documents en prise directe avec les événements offrent une nouvelle matière aux chercheurs. C’est une première étape, d’autres sont attendues, pour mieux apprendre du courage, des lâchetés, des différences, des crimes, et des gestes sublimes. De ces irrégularités dont nous procédons.

Ce récit est initialement paru dans le numéro d'octobre 2016 de Vanity Fair, et peut également être lu ici.

Genre Moulin

Jean Moulin et des amies, vraisemblablement au large de Saint Tropez en 1937.