Les secrets d’Eichmann censurés

Les secrets d’Eichmann censurés

Carte falsifiée de la Croix rouge utilisée par Eichmann

En Allemagne, un historien français spécialiste du XXe siècle s’obstine. Pour Fabien Théofilakis, à l’ère des vérités alternatives, ses collègues et lui ont vocation à « combattre les rétentions d’informations qui empêchent de mieux nous connaître, menacent la démocratie ». Nous autres, Européens. Aussi, assigne-t-il en justice les services secrets allemands dans une plainte peu commune déposée le 19 novembre 2020 devant le tribunal administratif de Cologne.

Depuis dix ans, ce chercheur travaille sur le procès de l’ancien responsable nazi Adolf Eichmann, ouvert à ­Jérusalem en octobre 1961, achevé par la condamnation à mort et l’exécution de cet artisan de l’Holocauste. Or, l’État allemand lui refuse l’accès à des archives portant sur de curieux arrangements consentis en marge de l’événement. Au sein de l’Administration, on invoque une décision politique récente, de 2017. De là à soupçonner une réglementation opportune…

Services secrets

Car les milliers de pages déjà obtenues par Fabien Théofilakis décrivent quantité de manœuvres qui écornent le mythe entretenu par les gouvernements de Bonn, Tel-Aviv et Washington de l’époque. Celui d’une Europe des années 1950 libérée du nazisme où les cadres du IIIe Reich auraient été tués ou arrêtés et éloignés des affaires publiques. Avec en point d’orgue, comme pour en finir, la comparution de l’un d’eux, Adolf Eichmann.

Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Fabien Théofilakis connaît bien le pays. Il a autrefois enseigné dans un lycée de Munich avant de soutenir une thèse saluée par le Comité franco-allemand des historiens, et récompensée du prix Richelieu, décerné par la chancellerie des universités de Paris. Ensuite, il a sillonné le monde pour récupérer les pièces en lien avec le jugement d’Adolf Eichmann, éparpillées entre les grandes villes d’outre-Rhin, le musée de ­l’Holocauste de Washington et les archives nationales de Tel-Aviv. Et d’abord les feuilles noircies par ce criminel graphomane. Huit mille pages écrites de sa main, entre son arrestation et sa mort, auxquelles s’ajoutent 3 000 pages de procédures, 3 600 pages de comptes rendus des services secrets extérieurs allemands du BND, 1 100 pages de leurs confrères des services de sécurité de la constitution du BfV, des milliers de pages provenant de l’avocat d’Eichmann et des centaines de rapports d’origines diverses – tels ceux de fonctionnaires israéliens espionnant les conversations entre l’accusé et son défenseur. Fabien Théofilakis étudie et déchiffre cette masse, depuis le Centre Marc Bloch de Berlin où il est installé, un institut de recherche en sciences humaines franco-allemand cogéré par le CNRS. Et il s’interroge à propos du contenu des dernières liasses dont on lui refuse l’accès.

Nazis reconvertis

En 1960, alors que le procès se prépare, le chancelier ouest-allemand se nomme Konrad Adenauer, opposant d’Adolf ­Hitler, incarcéré par les nazis, figure de proue de l’Allemagne moderne et fondateur de la CDU. Mais déjà, des orages grondent. La guerre froide entre l’URSS et les États-Unis s’intensifie. À Berlin, un mur est sur le point de séparer la ville en deux. Au Moyen-Orient, des nations arabes récemment indépendantes défient le jeune État hébreu. Dans ce contexte, Adenauer a pour conseiller à la sécurité nationale un ancien haut fonctionnaire du IIIe Reich, Hans Globke. En concertation permanente avec les États-Unis, Globke coordonne le sulfureux réseau Gehlen, formé de centaines d’agents secrets du IIIe Reich implantés partout en Europe, en zone soviétique et dans les pays arabes. À partir de ce maillage, Globke bâtit l’agence de renseignement allemande, le BND, intégrant ces personnels au passé douteux, comme plusieurs auteurs l’ont décrit ces dernières années – notamment la philosophe allemande Bettina Stangneth. Une unique priorité guide les puissances de l’Ouest : contenir et surveiller l’URSS, désignée comme la menace absolue. Une aubaine pour des professionnels de la surveillance sous le règne de la croix gammée, désormais protégés par un nouvel employeur.

Allemands, Américains et Israéliens se concertent pour protéger la double vie et les contacts de Globke, dont personne à cette période ne parle. Tous redoutent qu’Adolf Eichmann ou des témoins de la défense racontent son histoire au cours des audiences et dévoilent l’ampleur de la reconversion des espions et policiers hitlériens. La CIA y est attentive. Reconnaissante, elle identifie dans ses notes le BND par un nom de code qui en dit long, Uphill, « en amont ».

Les versements du BND

Comment la raison d’État s’emploie-t-elle alors à fabriquer une mémoire collective qui dissimule ces réalités ? Au prix de quelles tractations ? Fabien Théofilakis apporte des réponses. Dès 1960, ­l’Allemagne d’Adenauer affirme qu’elle ne versera pas un sou pour payer les frais de justice de son compatriote devant un tribunal spécial de Jérusalem. Les membres de sa famille optent pour un avocat réputé, Robert Servatius, qui a assisté plusieurs nazis lors des procès de Nuremberg. Officiellement, ils se débrouillent pour s’acquitter des honoraires. En réalité, les autorités mettent la main à la poche. Les mémos du BND obtenus ces derniers mois par Théofilakis révèlent qu’un correspondant du service, désigné sous la référence V 7396, rencontre à plusieurs reprises Servatius et les collaborateurs de son cabinet à Cologne. Il veut tout savoir de la défense d’Eichmann et de ses confidences. Et s’enquiert des témoignages et des chroniques rédigés par le prisonnier, des détails contenus dans ses textes. Jamais le passé de Globke ne doit être abordé pendant les audiences. En contrepartie, d’importantes sommes arrivent sur le compte de l’avocat – approuvées par le BND. Ses chefs mentionnent le versement de 5 000 marks de l’époque – soit l’équivalent de 26 000 euros.

Courrier de 1942 adressé à Adolf Eichmann au sujet de 6000 juifs déportés depuis la France (NARA).

Cet intermédiaire V 7396, l’universitaire confirme qu’« il s’agit de Hans Rechenberg », adhérent de la première heure du parti d’Adolf Hitler, ancien attaché de presse de Hermann Göring chargé pendant la guerre de missions de propagande du IIIe Reich et, enfin, missi dominici du BND auprès d’ex-nazis et de leurs amis au cours des années 1960. Tel ce notable suisse au croisement de bien des intrigues, le banquier de Lausanne François Genoud, soutien de l’extrême droite en Europe et de plusieurs personnalités arabes. Le financier ne cache pas son désir de servir la cause. Sous la houlette du BND et avec la bienveillance de la CIA – dont une station d’interceptions, nommée Callikak, ne perd rien des discussions entre les protagonistes –, cette amicale de fidèles s’organise pour préserver le secret. Ils parviennent à leurs fins, après quelques frayeurs. En novembre 1960, le magazine américain Life, alors connu pour ses scoops, s’apprête à publier en exclusivité un long entretien ­d’Eichmann, accordé avant son arrestation en Argentine à Willem Sassen, ex-officier des ­Waffen SS plutôt franc-tireur, qui a vendu l’interview à la barbe des agents du BND. Dans les capitales de plusieurs pays, on panique. Des détails relatifs à Hans Globke apparaîtraient dans l’article. Mais la CIA vole au secours de ses obligés ; des intermédiaires approchent la rédaction de Life. Sans chercher à empêcher la parution, ils incitent à couper des phrases ici et là, gommant toutes références à Globke. Dans les services, on veille à soigner les apparences d’une révélation journalistique. À l’inverse, lorsque au même moment, en Allemagne de l’Est le quotidien communiste ­Märkische Volksstimme dévoile le véritable passé de Globke et de certains de ses collègues, aussitôt les mêmes réseaux ­s’emploient à le présenter comme un organe de propagande de Moscou dépourvu de fiabilité.

Atome et fonds allemands

Quelques mois plus tard à Jérusalem, tandis que l’accusé Adolf Eichmann doit répondre de ses actes, son avocat adopte un profil bas. Robert Servatius « n’utilise pas les multiples notes que lui remet son client, il pose peu de questions aux divers témoins et n’assure pas la ligne défense définie par Eichmann  dans ses notes», observe Fabien ­Théofilakis. Une retenue très appréciée en Europe et aux États-Unis. « Lors d’une réunion au lendemain du procès, précise-t-il, Globke se félicite que le secret de son organisation ait pu être si bien préservé. » Mais en Israël ?

Le pays s’est créé dans la violence. Ses ressources financières s’avèrent réduites et ses voisins fourbissent leurs armes, en particulier le long de la frontière égyptienne. Or, depuis un traité signé au Luxembourg le 10 septembre 1952, l’Allemagne verse des compensations à l’État hébreu pour les crimes perpétrés contre les populations juives. À la suite d’accords annexes demeurés plus discrets, le gouvernement d’Adenauer équipe également les militaires de Tel Aviv. Au moment où des magistrats s’apprêtent à juger Eichmann, d’importants stocks quittent les entrepôts allemands pour les ports israéliens, avec notamment des conteneurs de missiles antichars et des pièces d’artillerie. La diplomatie concurrence la justice. En 2018, des chercheurs israéliens ont exhumé dans les archives de leur pays plusieurs rapports à propos de ces livraisons. L’historienne américaine Carole Fink, de l’université de l’Ohio, a travaillé sur le sujet pour un ouvrage paru outre-Atlantique, West Germany and Israel – Foreign Relations, Domestic Politics and the Cold War, 1965-1974. Ces fournitures, selon elle, se sont accompagnées d’une coopération étroite entre services de sécurité, avec, dans le rôle principal, le BND, dont les contractuels jouent alors les agents doubles près des chefs arabes et informent les Israéliens.

Une journaliste militante allemande, Gaby Weber, effectue depuis longtemps des recherches sur ces tractations entourant l’affaire Eichmann. Selon elle, le volet le plus sensible porte sur « le financement par l’Allemagne du programme nucléaire israélien », dissimulé dans un budget d’aide au développement des autorités de Bonn et désigné sous l’appellation « Aktion Geschäftsfreund » – un épisode cité par la chercheuse Carole Fink, laquelle, cependant, a mis fin à nos échanges lorsque nous avons ­souhaité détailler ce point.

Le 5 octobre 1961, un rapport de la direction du renseignement américain estime le gouvernement de David Ben Gourion « en capacité de ­fabriquer deux bombes nucléaires par an ». Des installations sont édifiées dans le désert du Néguev, décrit-il ; la France offre « les plans, l’équipement, l’assistance technologique et forme les personnels israéliens ». Toutefois, comme le soulignent les auteurs, le projet nécessite des moyens financiers importants. Pour Gaby Weber, l’Allemagne y pourvoit, « à hauteur de 630 millions de marks ». Un expert nucléaire, ancien cadre du ministère allemand de la Défense, lui donne crédit. Hans Rühle, ex-chef de la planification des armées, dans une tribune publiée en 2015 par le journal Die Welt, explique comment les finances publiques allemandes auraient assumé ces dépenses. De quoi stimuler la quête de vérité de Gaby Weber. Depuis une dizaine d’années, elle se démène pour obtenir, souvent en justice, les déclassifications de pièces permettant d’éclairer ces événements. Avec un certain succès.

Nier la réalité de l’holocauste

D’ailleurs, Fabien Théofilakis et elle ont sollicité le même avocat, un spécialiste du genre, Raphaël Thomas. Nous le rencontrons à Paris en ce mois de janvier. Il connaît les arcanes du pouvoir allemand. Dans une autre vie, il a été employé comme traducteur auprès du cabinet du chef du gouvernement. De nos jours, il se montre inquiet à l’égard de la progression de l’extrême droite dans son pays. Une évolution qui ne serait pas étrangère à « un passé qui n’a pas été totalement étudié, faute d’un accès complet aux éléments historiques ». Le 20 juin 2017, la Cour constitutionnelle fédérale lui a donné raison dans une décision majeure pour les historiens. Elle oblige, en théorie, les Archives nationales à collecter et à indexer la documentation administrative et politique de tout le pays. Et à la mettre à la disposition des chercheurs, une fois écoulés les délais légaux de protection – de soixante ans maximum en Allemagne. Car depuis l’après-guerre, de nombreux dirigeants ont pris la fâcheuse habitude de léguer courriers, notes de service et agendas à des structures privées, indifférentes à la règle commune, avec pour conséquence de déposséder les universitaires de pans entiers de la mémoire nationale. Ainsi, les héritiers de Hans Globke ont remis ses papiers et carnets personnels à une fondation affiliée à la CDU, le parti d’Angela Merkel. Et ceux du banquier Hermann Josef Abs, dont le nom est plusieurs fois cité dans ces opérations, ont offert ses papiers au fonds privé de la Deutsche Bank, qui n’a pas jugé utile de se manifester. « J’ai toujours eu l’impression que les archives étaient traitées par leur personnel comme un trésor qu’il fallait protéger d’un accès trop large », se désole Raphaël Thomas.

Dans la pratique, la jurisprudence constitutionnelle ne résout pas tout. Plusieurs organismes prétextent qu’ils n’ont pas les moyens de classer les pièces accumulées dans leurs caves. Mais surtout, en 2017 donc, un décret gouvernemental a accordé aux services secrets la faculté de choisir les documents communicables, et de conserver les autres. Une décision à l’origine de la plainte de Théofilakis.

Testament politique

En 2021, ces comportements de l’Administration empêchent toujours de connaître de manière exhaustive la dénazification, l’ampleur de ses éventuels échecs et leur impact. Sur ce point, il serait injuste de viser la seule bureaucratie allemande. De croire que d’autres alliés n’ont pas bénéficié des filières héritées du régime nazi. On songe par exemple à leur probable utilisation par des agents français, entre 1958 et 1961, pour infiltrer des réseaux du FLN pendant la guerre d’Algérie. Et à l’attitude actuelle de Paris, qui impose semblables règles pour des archives portant sur la même période, au grand dam des historiens, dont un collectif vient d’introduire un recours devant le Conseil d’État (contre l’instruction générale interministérielle 1300 relative au secret-défense).

De tels blocages, touchant de tels tabous, auront peut-être facilité, à titre posthume, les plans du coupable de crime contre l’humanité de l’année 1961, Adolf Eichmann. Dans sa volumineuse prose, des mensonges et des faits authentiques se côtoient, entrecoupés parfois d’une lucidité quant aux jeux qui se trament en coulisses. Prévoyant que ses milliers de pages seraient un jour entre les mains d’anciens partisans du IIIe Reich, à l’image de l’agent V 7396, « il semble écrire tout à la fois un testament politique et un programme pour l’extrême droite européenne », analyse Fabien Théofilakis. Avec, pour principal conseil adressé à ses fidèles, de masquer la réalité de l’Holocauste, d’en contester la dimension. Alors que son procès suit son cours, Eichmann, dans sa cellule, entrevoit l’intérêt de diffuser des thèses négationnistes. Dix ans après son exécution dans une prison d’Israël, celles-ci se répandront en Europe et au Moyen-Orient. De sombres nuages auxquels la raison d’État a offert des vents favorables. 


Cet article a été initialement publié ici, par Le Journal du Dimanche.

Les secrets d’Eichmann censurés

Carte falsifiée de la Croix rouge utilisée par Eichmann