Les djihadistes français de Bagdad

Les djihadistes français de Bagdad

Dans le centre de Bagdad, quartier de Karada, avril 2018

Longtemps encore, des kilomètres de murs de béton de quatre mètres de haut courront dans Bagdad. Serpentins de remparts. Mille-feuille d'une vie urbaine orientale, coupée en tranches pour prévenir les attentats. Notamment ceux commis par des Français. En Irak, le premier d'entre eux à avoir perpétré une attaque kamikaze s'appelait Joni Miguel Dos Santos Parente. C'était le 22 mai 2014, au nord de ­Bagdad – 25 morts et 35 blessés –, peu avant l'attentat-suicide commis par un compatriote, Kieran Luce, le 23 mai à Mossoul. Depuis, d'autres Français ont adhéré à la politique d'épouvante de l'organisation Etat islamique (EI), jusqu'à leur disparition ou leur arrestation par les autorités irakiennes à l'issue des combats. Ceux qui ont été interpellés attendent leur procès. La plupart sont détenus dans les deux principales prisons de Bagdad, celle d'Al-Matar, près de l'aéroport international, et celle d'Al-Russafa. Dans un pays appauvri et ensanglanté par quatre années de guerre, la justice se penche tout juste sur leur sort.

Francophones

Dix-huit Français sont pour l'heure concernés, et leur nombre augmentera dans les prochaines semaines. Un analyste réputé au sein de la communauté du renseignement irakien, rencontré à plusieurs reprises depuis le 26 mars, confirme. Il s'appelle Hicham Al-Hachemi. Conseiller pour la sécurité nationale et la lutte antiterroriste auprès du président du Parlement irakien ; mince, cheveux courts, la quarantaine. Il sourit, parle bas, choisit ses mots. Et détaille ces chiffres : sur les 1.574 étrangers incarcérés en raison de leur ralliement à Daesh, "on compte dix-huit Français, six femmes et douze hommes". Tous encourent la peine de mort. D'autres suivront : "En plus de ces dix-huit personnes, on dénombre 67 autres francophones derrière les barreaux, dont les identités sont en cours de vérification, ajoute-t‑il. Quelques-uns sont des Belges, mais la majorité sont des Français binationaux : Franco-Algériens, Franco-­Marocains ou Franco-Tunisiens." L'incertitude sur la ­nationalité des détenus tient aux critères à partir desquels Daesh formait ses brigades, non par le truchement du pays d'origine mais en fonction de la langue maternelle de ses affidés – telle la Brigade Tariq Ibn Ziyad pour les francophones.

Le Conseiller pour la sécurité du Président du parlement irakien, Hicham Al-Hachemi, Bagdad, 2018.

Un avocat du barreau de Bagdad, familier des dossiers antiterroristes, nous confirme ces chiffres à l'unité près, au cours d'un entretien enregistré. Et ajoute qu'ils évolueront encore à la faveur du travail de la police dans les camps où vivent, retenues, les populations naguère sous le joug de l'EI, et dont les enquêteurs s'emploient à contrôler le passé, de victime ou d'ex-militant dissimulé. Invité à esquisser le portrait des douze hommes dont la nationalité française est avérée, Hicham Al-Hachemi évoque des garçons qui exerçaient peu de responsabilités. Plutôt des subalternes, des exécutants. Un profil sans surprise pour les responsables sécuritaires irakiens : selon eux, les autres, les cadres de Daesh venus de France, ont été éliminés par des frappes de l'armée de l'air française préparées par des détachements des forces spéciales.

Jusqu'à 110 personnes

Pour reconstituer les activités des sans-grade emprisonnés, direction l'un des périmètres les mieux surveillés de la capitale, celui du quartier d'Al-Salhiya. Trois barrages en gardent l'accès le long d'un corridor de murs de béton surmontés de barbelés, sur près d'un kilomètre. Les chiens dressés à la détection des explosifs reniflent la voiture, des militaires armés interrogent les arrivants, dont les identités sont vérifiées à plusieurs reprises. Là, après un parking garni d'automitrailleuses, s'étend un coquet jardin ceint de palmiers, et, face à lui, le quartier général des forces armées irakiennes.

À l'étage du massif bâtiment centenaire, le brigadier-général Mahmoud Al-Askari reçoit un chef de tribu en costume traditionnel. Leur entretien prend fin, le nôtre débute. "Les combattants d'origine française de Daesh repérés en Irak ont représenté jusqu'à 110 personnes [sans compter compagnes et enfants], indique l'officier supérieur. Ils étaient surtout employés à l'organisation de la propagande, et aussi à la préparation des armes, des attentats-suicides, mais moins à la conduite d'opérations militaires à proprement parler."

Pas de quoi, pour autant, inviter à la clémence. Les activités de communication désignées par Mahmoud Al-Askari consistaient le plus souvent à filmer un fier‑à-bras dans une pose martiale, debout, derrière un innocent à genoux, les mains liées dans le dos, et à ne rien louper de son massacre… Un spectacle au cœur du projet de Daesh, dont l'impact a été scrupuleusement théorisé dans le livre Le management de la sauvagerie : un mode d'emploi tactique à l'usage des salafistes adeptes de la violence armée, qui recommande de mettre en scène quantité d'actes de barbarie. On en trouve encore des exemplaires sur les marchés de ­Bagdad. Ce programme mortifère a traumatisé les opinions publiques de la région, tandis que le public européen en a souvent été préservé grâce au blocage de sites ou de comptes sociaux. Sur place, à l'heure du thé ou du narguilé, ces milliers d'images inscrites dans la mémoire des Bagdadiens repassent parfois. Film d'épouvante en streaming permanent.

Le djihadiste de nationalité belge Tarek Jadaoun, dans une vidéo de propagande de l'Etat islamique, quelques mois avant son arrestation à Mossoul.

Habitudes bureaucratiques

Pour établir l'identité des djihadistes incarcérés, tels les 67 francophones dont l'état civil est en cours de vérification, la police judiciaire irakienne s'appuie sur le matériel saisi par les militaires à l'issue des combats. Dans une discrète maison des quartiers chiites se tient Amjad Al-Qilabi, commandant au sein de la force d'intervention rapide du ministère de l'Intérieur. Béret rouge, visage buriné, voix douce. Son régiment a mené les premiers assauts sur ­Mossoul et participé à la reprise du quartier où vivaient des membres de l'EI originaires de France ou de Belgique. "Nos services de renseignement ont profité du soutien de la population, explique-t‑il. Ils ont été aidés par les classes moyennes et la petite bourgeoisie, ceux qui n'avaient pas pu fuir et souffraient des brimades infligées par Daesh. Ces gens se sont au fil du temps transformés en des centaines d'espions." Grâce à eux, se souvient-il, "des milliers de documents ont été récupérés au fur et à mesure de la progression des combats". Ces liasses, transmises à la justice, permettent de restituer compétences et responsabilités des uns et des autres. Daesh y est décrit dans son quotidien, avec les permis de résidence, les autorisations de circuler, les privilèges des uns, les obligations des autres, ainsi que l'indiquent plusieurs extraits que nous avons consultés.

Car l'organisation terroriste, dont l'encadrement était essentiellement composé d'Irakiens, avait hérité des habitudes bureaucratiques nationales inculquées pendant des décennies par le régime de Saddam Hussein. L'amour inconditionnel de la paperasse a survécu aux changements de régime. Ainsi, si les Européens brûlaient crânement leur passeport dans des vidéos et adoptaient un pseudonyme, leur véritable identité et celle de leurs parents étaient toutefois enregistrées par les chefs du mouvement. Mieux, l'EI délivrait de véritables cartes d'immatriculation militaire, dont nous avons pu recueillir des dizaines d'exemplaires. De couleur verte et de la taille d'une carte de crédit, elles mentionnent : pseudonyme, photo d'identité, groupe sanguin compatible, brigade de rattachement et numéro militaire – lequel renvoie à des informations nominatives sur les bases de données de l'organisation terroriste.

À bonne distance

Ces multiples pièces servent aujourd'hui à corroborer les identités et les niveaux de responsabilité des terroristes d'origine étrangère appréhendés. À Bagdad, les ambassades des pays concernés observent de près ces enquêtes, en particulier celles des pays comptant le plus grand nombre de ressortissants engagés au sein de Daesh. Selon Jasim Fawadi, avocat inscrit au barreau de Bagdad chargé de la défense des intérêts de l'ambassade de Tunisie, les Saoudiens et les Tunisiens arrivent en tête de ce classement, suivis par les Algériens, les Marocains et les Russes.

Certes, les préoccupations relatives au retour, un jour, de certains des terroristes suspectés ­expliquent cet intérêt ; mais pas seulement, nous confie-t‑il. La double nationalité de plusieurs d'entre eux, en particulier les francophones, conduit les chancelleries à se concerter, en général peu après l'activation de la protection consulaire. Laquelle, au nom des droits de la défense, autorise les représentants de chaque pays à prendre connaissance des dossiers. Avec à l'esprit des intentions différentes. Ainsi, l'Algérie souhaiterait récupérer la plupart de ses ressortissants pour qu'ils soient condamnés à Alger. Côté français, de nombreux interlocuteurs nous ont relaté des interventions de chaque instant pour connaître en détail les griefs retenus. Ni l'ambassadeur de France, Bruno Aubert, ni le représentant de la DGSI détaché à Bagdad, que nous avons tous deux sollicités, n'ont souhaité s'exprimer. Officiellement, la France, respectueuse de l'indépendance de la justice irakienne, observe à bonne distance le déroulement de ces affaires.

L'accès à une prison irakienne, photographie fournie par la Croix rouge.

Vue d'Irak, cette bonne distance prête à sourire, tant les diplomates – des deux pays – se révèlent parfois mieux renseignés sur les dossiers criminels que les acteurs de la justice eux-mêmes. "Les membres du personnel de l'ambassade de France sont informés dès le début de chaque procédure", note sobrement Hicham Al-Hachemi. Or tous les avocats n'ont pas cette chance. Illustration il y a un mois, le 17 mars, lorsque Me Martin Pradel, chargé d'organiser la défense de Djamila Boutoutaou, nous a confié ses difficultés à accéder au dossier d'enquête de cette jeune femme, l'une des six Françaises enfermées dans les prisons de Bagdad.

Entrée irrégulière

"Je ne sais même pas de quoi on l'accuse", constatait-il, plusieurs semaines après avoir été informé de l'incarcération de sa cliente par la Croix-Rouge. Un mois plus tard, ce mardi 17 avril, après de multiples courriers au Quai d'Orsay, un fonctionnaire des Affaires étrangères a enfin contacté le cabinet de Me ­Pradel pour annoncer que ses demandes seraient prochainement satisfaites. Mais au même moment, Djamila ­Boutoutaou était condamnée, en premier instance, à la prison à perpétuité. Des médias français avaient été conviés à l'audience, et même autorisés de façon exceptionnelle à filmer l'accusée. Son avocat, lui, n'avait pas été invité à assurer sa défense.

À Paris, les diplomates irakiens établis en France s'activent sur ces affaires judiciaires avec la même originalité. En décembre dernier, Hayder ­Al-­Ganari, conseiller de l'ambassadeur d'Irak à Paris, nous avait ainsi incité à médiatiser le dossier d'une autre jeune femme, Mélina Boughedir, manifestement pour souligner l'humanité de la justice de son pays, qui avait alors organisé le rapatriement de trois de ses quatre enfants. C'était deux mois avant le procès, le 19 février à Bagdad, de la mère de famille. Elle a pour l'heure été condamnée à sept mois de prison ferme pour simple "entrée irrégulière" sur le territoire. Son cas devrait être bientôt examiné par la Cour de cassation irakienne.

L'avocat Martin Pradel, dans son bureau, à Paris

Ce poids de la diplomatie dans la balance de la justice n'étonne guère à Bagdad. De l'autre côté de la voie rapide qui borde la vieille ville, après d'énièmes murs de béton, des barrages, des hommes en armes et un terrain vague, se dresse un bâtiment de marbre et de verre, anguleux et massif. Design de l'ère Saddam Hussein. Ici trône le Haut Conseil judiciaire, l'instance chargée de garantir la bonne application de la loi – mélange de droit coutumier chiite et de principes hérités du droit britannique. Le juge Abdul-Sattar Beraqdar nous y accueille un brin méfiant, dos raide et menton haut, cravate et costume ajustés. Il dit déplorer les secrets autour des Français de Daesh emprisonnés, qui donneraient une mauvaise image de son pays. "Votre ambassade ici connaît les dossiers, assure-t‑il. Le bureau de l'ambassadeur a demandé à assister à toutes les audiences de la cour criminelle [chargée de juger les faits de terrorisme]." Il en plaisante. Les diplomates de Paris représenteraient, selon lui, le public le plus assidu de ces procès.

Couloirs de la mort

En France, le sujet est sensible. Le débat sur l'attitude à adopter à l'égard de nos ressortissants qui encourent à l'étranger la peine capitale pour des faits de terrorisme a suscité des prises de position contradictoires au sein même du gouvernement. Notamment entre la ministre des Armées, ­Florence Parly, qui a dit son indifférence au sort des djihadistes français, et la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, qui a promis que "l'État français interviendra[it]" en cas de condamnation à mort. Dimanche dernier, le président Emmanuel Macron a tranché en faveur de cette dernière en affirmant que Paris demanderait, le cas échéant, qu'une telle condamnation soit "commuée" en emprisonnement. En pratique, le système irakien permettrait que les Français condamnés à la peine capitale demeurent à perpétuité dans les couloirs de la mort : l'exécution effective de la sentence – décrétée par le pouvoir politique au terme du processus judiciaire – ne viendrait jamais, nous a affirmé à Bagdad un député proche du gouvernement.

Le juge Beraqdar, lui, balaie ces conjectures d'un revers de main. "Des Français sont venus ici pour adhérer à une organisation terroriste parce que vous n'avez pas su les en empêcher", tempête-t‑il. À l'entendre, les femmes ne seraient pas moins responsables : "Après tout, chez vous, les choses ne sont pas les mêmes que chez nous. Les femmes et les hommes sont égaux, elles n'étaient pas obligées de suivre leur mari, non ?" Dans l'immédiat, les procédures qui les visent, hommes et femmes, doivent être menées à bien par une administration de la justice confrontée, avec la fin de cette guerre, à l'ouverture de plusieurs milliers de dossiers au nom des lois antiterroristes. Dans le quartier privilégié d'Al-Mansour, près des nouveaux centres commerciaux, l'avocat Zyad Saeed reçoit dans son cabinet. Ancien conseiller juridique des Nations unies en Irak, il a participé à la rédaction de ces textes.

Tellement lointaine

Il prévient : "L'instruction de ces dossiers pourra prendre plusieurs années." Selon un déroulement bien huilé, chaque personne appréhendée est "d'abord présentée à un juge d'instruction", qui examine de façon contradictoire les éléments de preuve recueillis, "pendant de long mois". Ces investigations, menées dans le plus grand secret, représentent "l'essentiel de la procédure". Cette phase achevée, les parties se retrouvent pour une première audience devant la cour criminelle. Celle-ci consiste en un bref rappel des faits, avant communication du jugement, à la manière d'un délibéré, laissant au néophyte ­l'impression que tout le travail de la justice tient dans ce rendez-vous. Puis, dans un deuxième temps, la procédure exige de transmettre la décision à une instance chargée de la valider, la Cour de cassation (pas exactement comparable à celle existant en France).

Évidemment, le secret autour de ces enquêtes judiciaires, parfois instrumentalisées par le pouvoir politique, ne peut satisfaire notre culture européenne du droit. Zyad Saeed suggère de relativiser ce jugement. Vue d'ici, dit l'avocat, "l'Europe, tellement lointaine, est peut-être un paradis". Que de jeunes gens ont pourtant quitté avec le désir d'exister dans cet enfer.


Cet article a initialement été publié dans Le journal du dimanche du 21 avril 2018.

Les djihadistes français de Bagdad

Dans le centre de Bagdad, quartier de Karada, avril 2018