Des lobbys sous pression au Parlement

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 29 octobre 2010]

À l’Assemblée nationale, le groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts, mis en place le 6 octobre, débutera ses travaux dans les prochains jours. Au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes, la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique planche déjà sur un rapport attendu avant le 31 décembre. Dans les deux cas, l’initiative conduit à passer au crible les démarches de lobbying, c’est-à-dire les interventions consistant à défendre des intérêts particuliers auprès des garants de l’intérêt général. Et il y a sans doute encore beaucoup à faire pour clarifier cette profession.

Des lobbyistes de métier souhaitent, eux aussi, profiter de ces circonstances pour mettre de l’ordre dans leur activité. Car les constats qu’ils dressent sont sans appel. «A l’Assemblée nationale, j’estime qu’il y a une cinquantaine d’assistants parlementaires qui sont payés par des grandes entreprises privées pour mener, sans le dire, des actions de lobbying ou pour vendre des informations confidentielles», assure Capucine Fandre, présidente de l’Association française des conseils en lobbying (AFCL), dont les membres s’engagent notamment à ne pas rémunérer les collaborateurs des parlementaires.

Badge
Ces dernières semaines, Libération a rencontré trois des plus importantes sociétés de lobbying parisiennes, membres de l’AFCL : le cabinet Séance publique, de Capucine Fandre (autrefois conseillère en communication de Raymond Barre), la succursale française du cabinet américain Apco (chef de file du secteur à l’échelle mondiale), dirigée à Paris par Philippe Maze-Sencier, et le cabinet Boury & associés, géré par Paul Boury, ami de François Hollande, ancien numéro 1 du PS, et animateur historique des réseaux de HEC. Ces trois sociétés emploient de 12 à 25 personnes chacune, et leurs dirigeants jurent qu’ils pratiquent un lobbying honnête et loyal. «Il y a de plus en plus de secteurs industriels soumis à des réglementations complexes.

Notre rôle, c’est de permettre à des entreprises de faire remonter leur expertise vers le bon décideur politique ou administratif. Pour que ses arguments techniques soient entendus», soutient Pascal Tallon, directeur général de Boury & associés. Ces professionnels dénoncent le manque de transparence de quelques acteurs qui, selon eux, dégraderaient la réputation de tous. Et ils se montrent critiques à l’égard du registre des lobbyistes, mis en place l’an passé par la présidence de l’Assemblée nationale. Celui-ci permet la délivrance d’un badge autorisant à déambuler dans l’Assemblée, sans y avoir de rendez-vous. Pour Paul Boury, «il faut être lucide, ça ne sert à rien» : «Quand on veut voir un député, on prend son téléphone et on demande une réunion pour exposer des points précis. Les gens sérieux n’ont aucune raison de traîner dans les couloirs. Je mets un point d’honneur à ne jamais avoir eu de badge. Y compris à l’époque où circulaient des badges de complaisance.» Allusion aux fameux badges marron qui naguère ont pu faire l’objet d’un véritable commerce.

Sollicité, Marc Le Fur, vice-président (UMP) de l’Assemblée nationale et responsable de l’administration du registre des lobbyistes, n’a pas souhaité réagir. Dans l’ensemble, les membres de l’AFCL reprochent à des personnalités du monde de la politique ou des affaires de vendre de l’influence de façon opaque, sans l’assumer.

Vocations
Ancien responsable européen de la banque Lehman Brothers et aujourd’hui banquier d’affaires à son compte, Philippe Villin est présenté par des responsables de groupes industriels comme un lobbyiste susceptible de transmettre des messages à l’Elysée. Il précise : «Oui, je fais du lobbying, mais c’est une petite partie d’une mission plus globale et qui se fait toujours dans un cadre cohérent.» Sous-entendu : sans contradiction entre les intérêts poursuivis. Ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde. «De plus en plus, on rencontre aussi des avocats qui font du lobbying», observe Capucine Fandre.

D’autant que, pour son confrère Philippe Maze-Sencier, directeur du cabinet Apco, «le statut et les fonctions d’avocat permettent à certains de se retrancher derrière la notion de secret professionnel pour s’affranchir de la transparence que nous prônons en matière de lobbying». Clairement, cette réalité alimente les doutes au sujet des vocations tardives de plusieurs responsables politiques qui ont prêté le serment d’avocat, tout en continuant à fréquenter les allées du pouvoir. Il suffit de consulter l’annuaire du barreau de Paris pour prendre l’ampleur du phénomène. On y découvre que Frédéric Lefebvre (lire ci-contre) et Dominique Paillé, tous deux porte-parole de l’UMP et respectivement avocats depuis octobre 2009 et mars 2007, développent leurs nouvelles activités dans le cabinet de Me Patrice Gassenbach, lui-même avocat de Bolloré et Suez. L’ancien ministre de la Justice Pascal Clément, actuel député UMP et membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, travaille, lui, au sein du cabinet Orrick, très impliqué dans le monde des affaires.

L’ancienne ministre de la Justice Rachida Dati, maire (UMP) du VIIe arrondissement de Paris et députée européenne, abrite ses activités privées au sein du cabinet d’avocats d’affaires Sarrau Thomas Couderc. Jean-François Copé, quant à lui, est inscrit au barreau de Paris en qualité de membre du cabinet d’avocats d’affaires Gide Loyrette Nouel, qui conseille de nombreuses banques et industriels français. Ce cabinet met à la disposition du président du groupe UMP de l’Assemblée un bureau avec ligne téléphonique et adresse mail.

Après la publication, en septembre, du livre de Martin Hirsch, "Pour en finir avec les conflits d’intérêts" (Stock), qui évoquait ce cumul de fonctions de Jean-François Copé, ce dernier s’était défendu en affirmant : «Je ne traite aucune affaire qui concerne l’Etat, aucune affaire qui concerne mes anciennes responsabilités de ministre du Budget, je ne traite que du droit privé.» Mais sans rendre public le nom des entreprises qui bénéficient de ses conseils… Secret professionnel oblige. De quoi justifier l’entreprise de clarification en cours menée par les groupes de travail du Parlement, de la Cour des comptes et du Conseil d’Etat.