De Kaboul à Paris, l’odyssée de l’héro

[Cette enquête a été intialement publiée dans Libération datée du 7 novembre 2008]

Les récentes découvertes des services de renseignement français sur les routes de l'héroïne permettent d'étayer les constats inquiets de l'Observatoire européen des drogues, qui a rendu public hier à Bruxelles son rapport annuel. Notant que les saisies d'héroïne ont augmenté de 10 % ces dernières années, l'agence de l'UE remarque que «cette récente tendance apparaît parallèlement à l'accroissement de la production d'opium [la matière première pour fabriquer l'héroïne, ndlr] en Afghanistan, ce qui fait craindre [.] une disponibilité accrue d'héroïne sur le marché européen».

«Transit». Selon des chiffres officieux, en 2008, pour la troisième année consécutive, plus d'une tonne d'héroïne aura été saisie en France contre 351 kg en 2001 et 476 kg en 2002. Dorénavant, une partie de la production afghane prend systématiquement la destination de la France et de l'Europe par l'entremise de mafias albanaises, kosovares et turques associées à des barons afghans, selon la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Ce service secret des douanes françaises mène l'essentiel des opérations d'envergure contre les réseaux internationaux de trafiquants.

Ces derniers s'adaptent à la géographie des drogues : l'an passé, sur les 8 870 tonnes d'opium récoltées dans le monde, 8 200 provenaient d'Afghanistan, en augmentation de 34 % au regard de l'année précédente. Le chef de la division criminalité de la DNRED, Benoît Pascal, estime que «ces mafias ont des représentants en Afghanistan» et qu'elles «perçoivent la France comme un pays de transit». Une chaîne de coopération indispensable pour les seigneurs de la drogue afghans, le plus souvent alliés aux guérillas islamistes, car, selon lui, «le nerf de la guerre de ces trafics, c'est la logistique». Ces narcotrafiquants, enclavés dans les montagnes, ne peuvent rien tout seul. Les organisations criminelles proposent «des transports par poids lourds élaborés pour acheminer, via le nord ou le sud de l'Europe, des chargements de plusieurs centaines de kilos d'héroïne à chaque fois». Des intermédiaires disposent d'installations industrielles pour usiner des pièces spécifiques afin de cacher la drogue. A la DNRED, on évoque des mécanismes pneumatiques sophistiqués pour dissimuler des trappes à l'intérieur de camions a priori anodins. Pour Benoît Pascal, les premières opérations de transformation de l'opium en héroïne, puis de chargements, se déroulent«au Pakistan ou en Iran». Les trafiquants transforment l'opium dans des laboratoires clandestins. Ils emploient des composés chimiques spécifiques, les «précurseurs» dans le jargon. Dans l'ordre d'utilisation : de l'oxyde de calcium, de l'anhydride acétique, de l'acide chlorhydrique ou de l'acétone. Sans eux, pas de trafic possible.

Complicités. Or, le tissu industriel afghan est incapable de produire de telles substances dans les quantités suffisantes. Mais ce n'est pas le cas du Pakistan. Difficile d'imaginer que des quantités massives d'anhydride acétique sortent régulièrement de complexes chimiques ayant pignon sur rue au Pakistan sans des complicités politiques. Et le constat n'est pas nouveau. Une note des services de renseignements français de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), rédigée en 2002, détaille les activités en Afghanistan d'Hadji Abdul B., un important grossiste qui commercialise l'opium récolté par les paysans et rétrocède une part importante de ses profits aux talibans. Ce document le présente comme un homme d'affaires bien établi dans le nord du pays, notamment actionnaire du complexe électrique de Kod-o-Barq, près de Mazar-i-Sharif. Mais aussi avec de fortes relations au sein des services secrets pakistanais de l'Inter Services Intelligence (ISI), lesquels ont longtemps armé et soutenu les talibans. Les espions de la DGSE indiquent que l'ISI, jusqu'en 2001, mettait ainsi un bureau à la disposition Hadji Abdul B., à l'intérieur de ses propres locaux de Peshawar, dans l'est du Pakistan, à proximité de la frontière afghane. Ses narcodollars tirés de la vente d'opium vers l'Europe étaient ainsi reversés aux talibans sous l'oeil approbateur des responsables pakistanais de l'ISI.

Casinos. De nos jours, à 35 euros le gramme d'héroïne en moyenne dans les rues de Marseille, Lyon ou Paris, l'affaire reste juteuse pour les participants pakistanais. Les opérations de la DNRED montrent que les organisations criminelles européennes entretiennent des chaînes d'intermédiaires pour blanchir l'argent sur place, avant de rémunérer leurs associés en Asie centrale. L'argent transite par des casinos de Roumanie ou du Monténégro, avant d'être expédié sur des comptes en banque des pays limitrophes de l'Afghanistan. Des individus ont ainsi été interpellés à la frontière française en possession de plus d'un million d'euros en liquide.

33 kilos : c’est la dernière saisie d’héroïne des douanes de Dijon, le 3 septembre. Cet été, les autorités sanitaires ont pointé des «tendances alarmantes»: l’augmentation de la consommation d’héroïne, notamment chez des jeunes plutôt bien insérés, sa banalisation enmilieu festif et l’ignorance des risques encourus (surdose, hépatites, sida, etc.). L’usage par voie nasale est en hausse, avec une consommation de plusieurs produits en association ou successivement, selon la Direction générale de la santé.

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