Attentat de Karachi : un silence trop long

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 27 novembre 2008]

Giselle Leclerc avait un mari. Le 8 mai 2002, il a été tué avec dix autres Français dans l’attentat de Karachi. Depuis six ans, Giselle Leclerc attend des explications. Sur le mobile de l’attentat, ses auteurs, leurs complices. Rien ne vient. Alors, elle arrive à Paris en provenance de Cherbourg pour être reçue aujourd’hui - à sa demande - par un membre de l’État-major particulier du président de la République, le commissaire en chef de la Marine Philippe Jacob. En avril 2008, Nicolas Sarkozy s’est engagé à apporter des réponses aux familles endeuillées… Giselle Leclerc vient les chercher, intimidée et avec la rage au ventre. Elle soupçonne l’État français et les juges de lui dissimuler des informations. Ses enfants l’encouragent, d’autres familles partagent sa colère.

Avertissement. Pourtant, les multiples rapports et procès-verbaux de la Division nationale antiterroriste (Dnat) et de la Direction de la surveillance du territoire (DST) lèvent plusieurs doutes. Ils permettent également de pointer les zones d’ombres susceptibles d’embarrasser les institutions françaises. Ce 8 mai d’abord - jour de commémoration dans l’Hexagone - Paris est spécifiquement visé dans les rues de Karachi… Sans trop de surprise. Quelques mois plus tôt, l’ambassade de France au Pakistan a reçu un sérieux avertissement. Le 28 janvier 2002, la compagne du chargé d’affaires français dans le pays rejoint l’enceinte diplomatique d’Islamabad au volant de la voiture affectée au couple. Lors de l’inspection du véhicule, on découvre une bombe reliée à un retardateur. Selon la Dnat, les faibles quantités d’explosif utilisées «plaident pour un usage mesuré de l’effet recherché plus proche d’une mise en garde que de l’intention de tuer».

Mallette. Près de trois mois plus tard, le 8 mai 2002 au matin, les vingt-trois salariés français de la Direction des constructions navales (DCN) ont pris place dans l’un des moyens de transports les plus reconnaissables de tout Karachi. Un autobus de l’armée, un Mercedes, quarante-quatre places arborant les lettres PN peintes sur le flanc, pour Pakistan Navy. Impossible de le confondre avec un autre. Tous les jours ouvrés, à la même heure, dans ce bus, le chauffeur récupère les mécaniciens et les ingénieurs français, en prenant d’abord les dix-huit hommes qui logent à l’hôtel Avari Towers, puis les cinq autres, hébergés au Sheraton, en empruntant le même itinéraire. Il les conduit sur la base navale de l’armée pakistanaise où ils travaillent de 8 à 16 heures sur la construction des sous-marins de guerre vendus par la France. Le 8 mai, sur le parking du Sheraton, dont l’accès est protégé par des barrières, une vieille Toyota Corolla stationne. À 7 h 45, elle vient se garer sur le côté droit de l’autobus et se transforme en une gigantesque bombe. Le souffle de l’explosion assomme les victimes sur le coup.

Treize sacs contenant des débris de la voiture piégée sont acheminés à Paris pour être examinés par des experts. Leur rapport du 2 août 2002 conclut que «la charge explosive mise en œuvre lors de cet attentat pouvait être constituée d’un explosif puissant, d’usage militaire, à base de trinitrotoluène». Les enquêtes sur place traduisent elles aussi la possibilité de préparatifs de nature militaire. À Karachi, une société est chargée des questions logistiques liées au séjour des Français. Or, le 26 janvier 2002, l’un de ses cadres a été agressé par huit individus qui lui ont dérobé une mallette avec quantité de documents se rapportant aux allers et venues des personnels français. Dans les semaines suivant l’attentat, des cadres de la DCN ont consigné sur procès-verbal d’autres épisodes suspects. Tel ce responsable pakistanais d’une société de sous-traitance collaborant sur le chantier naval avec les Français. Dès le 15 avril 2002, l’entrepreneur local, en relation avec des membres des services de sécurité pakistanais (ISI), évoquait les risques qui pesaient sur les équipes de la DCN. Six ans après la tragédie, des éléments du dossier portent à s’interroger sur la responsabilité éventuelle d’une partie de l’ISI. Des développements plus agressifs de l’enquête pourraient le démontrer.

INTERVIEW
Sandrine Leclerc et Magalie Drouet dénoncent le silence qui depuis six ans, et encore aujourd’hui, entoure la mort de leurs pères. Claude Drouet et Jean-Yves Leclerc étaient des salariés sous contrat avec le ministère français de la Défense. A Karachi, ils travaillaient sur l’assemblage des sous-marins vendus par la France au Pakistan. L’attentat du 8 mai 2002 les a tués. En France, leurs deux filles, Sandrine Leclerc et Magalie Drouet, cherchent toujours à comprendre. Pourquoi leurs pères ? Quels étaient les commanditaires ? Leur mobile ? Six ans après l’ouverture de l’instruction, aucune réponse sérieuse n’a été apportée. Elles dénoncent un silence dont s’accommodent de nombreux intervenants dans cette affaire.

Les acteurs de la justice chargés du dossier (avocats, juges…) vous ont-ils assuré qu’ils mettaient tout en œuvre pour que la vérité éclate ?

Sandrine Leclerc : Aucune garantie. En avril, nous avons rencontré Nicolas Sarkozy. Je lui ai demandé si nous connaîtrions un jour la vérité. Il s’est alors engagé à nous fournir des réponses, mais a précisé qu’il serait difficile de savoir si ce serait… la vérité.

Magalie Drouet : Un avocat m’a indiqué la semaine dernière par téléphone que, je le cite, «de toute façon, vu le bordel au Pakistan, nous ne connaîtrons jamais la vérité, que l’on commençait à l’emmerder avec nos appels lui demandant des renseignements sur l’enquête, qu’il fallait que nous devenions adultes en tirant un trait sur cette affaire».

Avez-vous pu vous forger une opinion par vous-même, par exemple, avez-vous été en mesure de prendre connaissance de l’intégralité du dossier judiciaire comme la loi le prévoit ?

M.D. : A aucun moment on ne nous a informés de nos droits réels en tant que partie civile. Je pensais que cela se limitait à assister aux réunions d’information du juge chargé du dossier, de mémoire, trois depuis 2002.

S.L. : On nous a dépossédées de tout, y compris de la possibilité de nous investir dans la procédure, et cela a commencé dès les premières heures après l’attentat.

Avez-vous le sentiment que le pouvoir judiciaire et les institutions françaises vous dissimulent des informations ?

M.D. : Tout à fait, en particulier en ce qui concerne les éléments déclencheurs de l’attentat et le choix de la cible. L’attentat de Karachi a-t-il pour origine les circuits financiers mis en place pour ce contrat entre la France et le Pakistan ?

S.L. : A vrai dire, il a toujours fallu se battre pour avoir des informations, même insignifiantes. Nous avons toujours tout appris par les journaux : les arrestations au Pakistan, les soupçons de corruption.

Dans votre deuil, vous sentez-vous soutenues par l’Etat français ?

S.L. : Lorsque l’on a commencé à poser des questions, en particulier à vouloir connaître le niveau de responsabilité de la France dans cet attentat, le discours semi-compatissant a évolué : nous étions des emmerdeuses, ou des victimes déboussolées qui cherchent n’importe quel coupable. Les Renseignements généraux nous téléphonaient pour savoir si nous serions bien sages aux cérémonies commémoratives.

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