Attentat de Karachi, les pots-de-vin du président pakistanais

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 10 novembre 2009]

Ali Zardari aurait touché des commissions dans l’affaire des sous-marins de la DCN. Ce matin, dans une annexe de l’Assemblée nationale, la mission d’information parlementaire sur «les conditions de négociations et d’exécution du contrat de vente de trois sous-marins Agosta 90 au Pakistan» reçoit les familles des victimes de l’attentat de Karachi. Onze salariés de la Direction des constructions navales (DCN) ont péri le 8 mai 2002 à Karachi, alors qu’ils coopéraient au Pakistan dans le cadre de ce contrat. Dans la recherche des causes de cette attaque, le juge ne privilégie plus le scénario d’un attentat d’Al-Qaeda, il explore deux autres voies. D’une part, l’hypothèse d’un attentat en relation avec des commissions occultes non honorées.

D’autre part, l’hypothèse d’un attentat venant sanctionner des négociations menées en 2001 par la France pour vendre des sous-marins à l’Inde, l’ennemi héréditaire - une éventualité retenue par un intermédiaire de la DCN, Jean-Marie Boivin, lors d’une récente audition dévoilée par Mediapart. Dans les deux cas, «l’importance du sujet justifie que les parlementaires cherchent à connaître les négociations qui ont entouré ce contrat, et les détails de son exécution», explique le député (PS) Bernard Cazeneuve, rapporteur de cette mission d’information et député maire de Cherbourg - fief de la DCN. Objectif raisonnable… à condition que tous les protagonistes français de ce contrat de 825 millions d’euros lèvent le voile sur le schéma de corruption qu’il sous-tendait. Car les malversations qui ont accompagné cet accord militaro-industriel remontent au sommet du pouvoir exécutif. Sur place, au Pakistan, Libération a ainsi recueilli les documents montrant que l’actuel président, Ali Zardari, a pu être corrompu à hauteur de 4,3 millions de dollars pour ce contrat passé avec la France.

Comptes. Explication : entre octobre 1993 et novembre 1996, la Première ministre, Benazir Bhutto, offre plusieurs fonctions officielles à son mari, Ali Zardari. Ce dernier en profite pour exiger des commissions tous azimuts, en accord avec son épouse. Une particularité qui lui vaudra le sobriquet de «Mister 10%», et provoquera sa chute. Interpellé le 19 décembre 1996, il est incarcéré pour avoir protégé un trafiquant de drogues contre rémunération, selon une lettre du procureur d’Islamabad dont nous avons obtenu copie. Celle-ci mentionne aussi plusieurs comptes en banque ouverts en Europe. A partir de 1997, le National Accountability Bureau (NAB, sorte de Cour de discipline budgétaire) entreprend de répertorier les avoirs détenus à l’étranger par le couple Bhutto-Zardari. Des coopérations s’enclenchent avec les Suisses et les Britanniques. Selon le bureau du magistrat helvétique Vincent Fournier, que nous avons sollicité, ces requêtes pakistanaises mentionnent les contrats susceptibles d’avoir généré des commissions illicites au profit d’Ali Zardari, dont le contrat des sous-marins de la DCN. Quatre ans plus tard, ces démarches s’avèrent fructueuses.

Un rapport du NAB indique que le 12 avril 2001 l’administration britannique transmet à Islamabad près de 22 000 documents portant sur les opérations financières d’Ali Zardari. Au cours de cette année 2001, les procédures financières se durcissent contre lui. L’ensemble des pièces adressées par Londres montrent qu’il a reçu d’importantes sommes de la part d’un homme d’affaires d’origine libanaise, Abdulrahman el-Assir. Ce dernier a été imposé comme intermédiaire «par le pouvoir politique» français lors de l’accord du 21 septembre 1994 pour la vente des sous-marins, selon un ancien responsable de la DCN auditionné à Paris. Un ordre du juge britannique Lawrence Collins du 6 octobre 2006 dresse l’inventaire des virements envoyés par El-Assir à Zardari : 1,3 million de dollars en deux fois, entre le 15 et le 30 août 1994, un mois avant la signature du contrat. Puis 1,2 million de dollars et 1,8 million de dollars un an plus tard, entre le 22 août et le 1er septembre 1995. Le juge Collins affirme que ces paiements correspondent à des opérations de corruption. Quelques mois avant le retour de Zardari au pouvoir, l’ensemble des poursuites et des saisies, en Suisse, a été abandonné, le 9 avril 2008.

Militaires. Mais l’actuel président pakistanais n’est qu’un des bénéficiaires de ces flux validés depuis Paris. Selon les auditions des financiers de la DCN, les commissions prennent un total de 10% de ce marché des sous-marins. Réparties en deux canaux : 4% pour les politiques (dont Ali Zardari) et 6% pour les militaires. Des rapports du NAB recueillis à Karachi indiquent que le chef d’état-major de la marine pakistanaise en 1994, Mansoor Ul-Haq, a profité de la corruption. Arrêté en avril 2001, il a été contraint de restituer près de 7 millions de dollars liés au contrat des sous-marins.

INTERVIEW
Le général Hamid Gul, qui a dirigé des services secrets pakistanais, évoque l’attentat de Karachi en 2002.

A Paris, la justice cherche à établir s’il existe une relation de causalité entre l’attentat de Karachi du 8 mai 2002, ayant tué 11 salariés français de la Direction des constructions navales (DCN), et des engagements secrets passés lors du contrat pour lequel ils travaillaient au Pakistan. Ou si cet attentat est uniquement l’œuvre d’Al-Qaeda, qui aurait pris une cible française au hasard. A travers ces hypothèses, l’instruction s’intéresse au rôle des services secrets pakistanais de l’Inter-Services Intelligence (ISI). Une organisation paramilitaire toute puissante, impliquée dans nombre de coups tordus. Au Pakistan, nous avons interrogé le général Hamid Gul. Il a dirigé l’ISI de 1987 à 1989, et structuré ses relations systématiques avec plusieurs mouvements terroristes.

Vous ne semblez pas croire qu’Al-Qaeda puisse être lié à l’attentat du 8 mai 2002 contre ce bus de la DCN, pourquoi ?

H.G : A mon avis, l’évaluation des juges français, selon lesquels il pourrait s’agir d’une affaire liée à un accord secret, à des sommes qui auraient dû être versées et qui ne l’ont pas été, est la piste qui doit être privilégiée dans le déroulement des investigations.

En France, les auditions ont établi que ce contrat des trois sous-marins vendus au Pakistan prévoyait un peu plus de 10% de commissions, qu’en pensez-vous ?

H.G : C’est très inhabituel. Généralement, ça se situe entre 3% et 5%.

Entre 1999 et 2001, des procédures judiciaires diligentées au Pakistan ont visé les personnalités qui avaient été corrompues dans le cadre de ce contrat pour l’achat des sous-marins français, que savez-vous à ce sujet ?

H.G : Le chef d’état-major de la marine a été condamné dans cette affaire. Le National Accountability Bureau [équivalent de la Cour de discipline budgétaire, ndlr] a mis la main sur lui alors qu’il était réfugié aux Etats-Unis. Il en a été extradé. Il vit maintenant libre au Pakistan, après avoir remboursé beaucoup d’argent.

La France aurait stoppé en 1996 le paiement d’une petite partie des commissions, et le Pakistan aurait saisi une autre partie des commissions à travers des procédures judiciaires achevées en 2001. Est-il possible que l’attentat soit la conséquence de ces décisions ?

H.G : Oui. Des hypothèses que nous pouvons retenir, je pense que celle-ci est la plus probable. Cependant, la seule chose qui me gêne, c’est la présence d’un kamikaze dans cet attentat. Evidemment, cette personne a pu être utilisée sans l’informer des conséquences de ce qu’on lui demandait [Il s’agit du conducteur de la Toyota dont le coffre contenait les explosifs et qui s’est garé contre le bus de la DCN, avant que la voiture piégée n’explose, ndlr].

Est-il possible que des personnels de l’armée ou des services de renseignements soient impliqués dans cette attaque contre les employés français de la DCN ?

H.G : Il peut s’agir de militaires. Quelqu’un qui reçoit des commissions occultes peut faire appel à des criminels sur Karachi. Mais ce n’est pas un travail institutionnel. Parce que je connais la culture des militaires et celle des services de renseignements. Mais quelqu’un a pu agir en dehors de l’institution, pour prendre une revanche et en faisant appel à des réseaux criminels.

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