Argenteuil, porte d'entrée de « l'islam politique et de l'extrémisme en Île de France », un épicentre du salafisme. C'est la perception d'une élue du département, la sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio (Les Républicains), que nous avons rencontrée au Palais du Luxembourg. Elle l'affirme d'une voix assurée. La rapporteure de la Commission d'enquête sur le radicalisme islamiste a exercé comme prof, il y a près de quinze ans, au lycée Cognac-Jay de cette même ville. Elle se souvient « de jeunes musulmanes qui voulaient s'en sortir » et s'émeut de « l'entrisme pratiquée par les réseaux salafistes » sur place.
Direction cette commune du Val d'Oise, 40 minutes à l'ouest de Paris, dont le territoire s'étend sur des rivages de la Seine où autrefois bourdonnaient des usines. De nos jours, 110 000 habitants vivent là – deux fois plus que dans les années cinquante – installés dans des quartiers sortis de terre en trois décennies.
Problème de radicalisation
« Le premier foyer Sonacotra de France pour des travailleurs immigrés a été édifié dans notre ville, rappelle le maire Georges Mothron (Les Républicains), il y a longtemps les musulmans pratiquaient leur culte à l'abri des regards ; fort heureusement ce n'est plus le cas de nos jours ». Sans nier la présence de noyaux extrémistes, il met en garde contre les idées reçues. Si « 35 % des citoyens ont un parent issu de l'immigration », toutefois « les fidèles musulmans, dont la grande majorité ne pose nul problème de radicalisation, représente de nos jours une fraction beaucoup plus faible ». Au Sénat, Jacqueline Eustache-Brinio, elle, ne partage pas cet état des lieux apaisé. Au contraire. Elle redoute des arrangements dans les conseils municipaux, avec des explications que l'on croirait empruntées aux théoriciens du grand remplacement. « Vous verrez, après les écoles, ils voudront obtenir des mairies » s'emporte-t-elle, en parlant des musulmans, indistinctement.
À Argenteuil, avec le temps, deux mosquées ont été édifiées par des associations, auxquelles s'ajoutent sept à huit salles de prières, parfois pas plus grandes qu'une salle à manger. Autant de courants de l'islam s'y expriment, des tolérants et des sectaires - ces derniers dans les endroits plus exigus. Globalement, la capacité d'accueil des lieux de culte musulmans ne peut pas satisfaire plus de 8 % des habitants de la commune, et à condition de faire salle comble tous les vendredis (ce que nous n'avons pas constaté). Dans quelques-unes de ces mosquées cependant, des imams expriment sans complexes des intentions politiques.
Mosquée Dassault
Au milieu d'un secteur mi-populaire mi-industriel, nous nous engageons dans l'avenue du Parc, une rue étroite. Ici s'élève la mosquée As Salam. C'est un cube de béton gris et ocre, haut comme un immeuble de quatre étages. De l'autre côté du trottoir, s'étend une vaste usine d'assemblage de Dassault Aviation, l'entreprise d'aéronautique et d'armement. Nous sommes vendredi, vers la fin du mois de juin, il est 13 heures, le prêche hebdomadaire va débuter. Nous nous installons à l'intérieur. Deux cent cinquante fidèles environ convergent.
L'imam Abou Omar s'avance, alias d'Ahmed Benrezoug, un ancien prof de maths d'origine marocaine, père de sept enfants. Il entame un discours sur les miracles du saint coran à la tonalité dramatique. Paroles pour un public crédule, comme on peut en entendre dans certaines églises, pour amateurs de superstitions.
Avec le talent d'un dramaturge, il narre un fait divers à dormir debout. Dans le cimetière d'un village du sous-continent indien, des ouvriers déplacent les dépouilles d'hommes décédés il y a plus de dix ans ; là, miracle, leurs cadavres sont parfaitement intacts, conservés par magie. Pas étonnant, « c'étaient ceux de parfaits musulmans capables de réciter le Coran par cœur », conclut l'imam. Il marque une pause. Et enchaîne sur les autres musulmans exemplaires, qui, en dépit de leurs vertus, seraient persécutés ; en particulier ici à Argenteuil, par l'actuelle municipalité. Il s'indigne à propos d'une « mosquée de nos frères pakistanais menacée de fermeture ». Renseignement pris, il s'agit d'un appartement servant de lieu de culte, dans la cité du Château, à la sortie de la ville, à l'intérieur d'un immeuble insalubre. Le bailleur de ces logements sociaux déménage l'ensemble des locataires pour entamer des travaux de rénovation. Qu'importe. Abou Omar saisit l'occasion pour entraîner son auditoire vers des considérations électorales. Ce jour-là, le second tour des municipales approche. « Utiliser votre bulletin de vote et choisissez le candidat le plus favorable aux intérêts des musulmans » assène-t-il. « Pour que les choses changent », en une allusion à l'actuel maire, qui lui déplait.
École Hanned
À l'issue de la prière, il nous accorde un entretien à l'intérieur de sa BMW familiale, en la garant un peu plus loin, près d'un terrain de basket. Il se défend d'être salafiste. Une vieille connaissance d'Abou Omar nuance. Il s'agit de Bernard Godard, longtemps en charge de l'islam au Bureau central des cultes du ministère de l'Intérieur. Ils se sont rencontrés plusieurs fois. « Ce n'est pas quelqu'un de trop rigide, précise-t-il, et puis la gestion de la mosquée As Salam dépend de réseaux marocains bien connus. Au-delà, on n'est plus dans l'opposition bête et méchante chez les Salafistes, ils savent composer avec les autorités locales ». Quant au clientélisme politique, auquel le prêche d'Abou Omar invite sans complexe, ce dernier assume. « Je suis sollicité par plusieurs partis » explique-t-il, avant d'évoquer les deux personnalités qui se disputent régulièrement la commune. D'un côté le maire sortant, Georges Mothron (Les Républicains), « un type maladroit, qui veut un seul islam de France », de l'autre l'ancien maire et éternel rival du premier, Philippe Doucet (PS), « avec qui on peut discuter, qui a accordé des choses ». Par exemple l'école Hanned, qu'Abou Omar définit comme « une cité scolaire d'éthique musulmane ».
L'histoire d'Hanned pourrait, à elle seule, donner crédit au scénario de l'entrisme. Dans la ville, cet établissement privé hors contrat rend nerveux les représentants des pouvoirs publics que nous avons rencontrés. Au point que le Sous-préfet a décliné un entretien sitôt le sujet abordé. L'école est installée loin des quartiers d'habitations, dans la zone économique du Val d'Argent. On y accède par une côte, rue de Montigny, que bordent des garages automobiles et des entrepôts. Au numéro 17, une grille vert foncé marque l'entrée. Rien n'indique qu'il s'agit d'une école, nulle mention sur le fronton, pas de drapeau français. Un indice : sur un mur extérieur, un menu de cantine prend le vent. Les passants que nous croisons alentour racontent que de nombreux enfants sont déposés ici le matin. « Et dans des voitures qui ne sont pas toutes immatriculées dans le département » observe l'un d'eux. Tandis que pour un autre « c'est une école que l'on intègre un peu par cooptation ». Une vidéo promotionnelle de l'établissement revendique d'offrir aux enfants musulmans un environnement qui ailleurs leur serait inaccessible (petite fille voilée, cours d'arabe etc.).
Islamiste influente
Des documents de la Direction de l'urbanisme révèlent que l'école s'est implantée en décembre 2011 à la faveur de passe-droits accordés par l'équipe de Philippe Doucet, l'ancien maire. On lit noir sur blanc que l'autorisation de mener ici des activités scolaires, ainsi qu'un permis de construire ultérieur, de mai 2013, « ont été illégalement délivrés par la Ville ». D'ailleurs, les gérants ont mené plusieurs actions en justice pour contraindre l'administration à entériner rétrospectivement leur implantation. En vain. Un jugement du Tribunal administratif du 27 novembre 2018 les a déboutés. Depuis, la force de l'habitude le dispute au droit. Quant à l'enseignement dispensé, pour Bernard Godard, l'ancien expert du Bureau des cultes, « c'est très proche du courant salafiste de Birmingham en Angleterre », haut lieu du radicalisme en Europe, « c'est une école où l'on apprend à vivre dans un pays de koufars ».
Pour comprendre les objectifs de l'école, nous avons voulu nous entretenir avec sa directrice, Yvonne Fazilleau. En dépit de notre insistance, nos demandes se sont heurtées à une fin de non-recevoir. Dommage. Nous aurions par exemple aimé connaître le rôle qu'a pu y tenir une islamiste influente, Fatma Akaïchi. Une femme au profil d'idéologue. La Cour d'assises spéciale de Paris l'a condamnée en novembre 2018 à cinq ans de prison dans l'affaire dite de la fratrie Bekhaled, une filière de jihadistes français. Or, selon les propres déclarations de cette diplômée en sciences sociales, l'école Hanned aurait eu recours à ses services il y a plusieurs années.
Les registres auxquels nous avons eu accès évaluent à 350 le nombre d'enfants inscrits, de la maternelle au lycée. La plupart d'entre eux viennent de toute l'Île de France, du Val d'Oise certes, mais aussi des Hauts-de-Seine ou des Yvelines. À la mairie, l'observation est accueillie par une moue. « Contrairement aux idées reçues, à Argenteuil, un grand nombre de pères et de mères issus de l'immigration maghrébine inscrivent leur progéniture dans l'un des établissements catholiques de la ville » sourit un fonctionnaire chargé des questions scolaires, « en raison de leurs résultats au Bac ». Ici comme ailleurs, la plupart des parents n'ont pas d'autres désirs que de voir leurs enfants se hisser plus haut qu'eux.
Librairie islamiste
À côté de l'école Hanned, un autre foyer de l'islamisme campe sur le territoire de la commune. La librairie et maison d'édition Al Bayyinah, un commerce sur deux niveaux, à un angle de rue, entre un stade d'athlétisme et une pizzéria. Nous avons retrouvé le téléphone et le courriel de la boutique dans les carnets d'adresses de plusieurs personnes poursuivies dans des affaires de jihadisme. Pour l'universitaire Bernard Rougier, directeur du Centre d'études arabes et orientales de la Sorbonne, qui étudie les territoires de l'islam en France, « la librairie, avec son site web, rayonne dans tout le pays et s'est imposée comme une référence pour les groupes radicalisés ». Sur une soixantaine de mètres carrés, on trouve ici les saintes écritures des islamistes francophones. Par exemple « La croyance des premiers imams » synthétisant la base du dogme salafiste (lequel rejette toute autre interprétation de l'islam que celle ayant prévalu au VIIe siècle), ou « L'acculturation des musulmans de France », ou encore les textes du prédicateur Aïssam Aït Yahya, l'un des principaux idéologues de l'islamisme dans l'hexagone.
Rédigé en Arabie saoudite
Le propriétaire de la librairie, Thomas Sibille, publie lui-même à ses heures. Son livre, « La place de l'Islam en France, entre fantasmes et réalités », reprend un biais cher aux promoteurs de cette doctrine. Il repose sur l'idée qu'il existerait par essence une identité musulmane, au sens administratif, conférant une nationalité, que l'identité française concurrencerait injustement. Sur la foi de données historiques et sociales, il tente de démontrer que la République, par nature, aurait pour projet de persécuter les porteurs de cette identité rêvée. Rhétorique efficace. D'ailleurs, dans sa boutique, comme nous avions montré un intérêt candide pour la maison, un vendeur nous a offert un livre réservé aux novices, le « Guide du nouveau musulman ». Rédigé en Arabie saoudite dans un français soigné, et imprimé à Birmingham, il invite à adhérer à un islam rétrograde. Où une femme, par exemple, ne doit jamais demeurer seule dans une pièce avec un homme, à l'exception de son mari, de son frère ou de son père. Où les « enfants des mécréants » doivent être accueillis avec certaines précautions.
Ces divers îlots de l'islam radical ont pu profiter autrefois des calculs d'anciens élus d'Argenteuil. Dans les couloirs de l'hôtel de ville, on se rappelle la présence, en 2013, de contractuels municipaux portant la tenue traditionnelle des Salafistes et qui, à l'intérieur des locaux de la mairie, refusaient de saluer les femmes non voilées. La plupart de ces employés ont été écartés lors d'un plan social mené en 2015 par le nouveau maire Georges Mothron. L'un des plus importants jamais conduits ces dernières années par une collectivité territoriale, avec le départ de 400 personnes. « Je me suis retrouvé en première ligne pour comprendre et gérer ce phénomène, ajoute-t-il, sans recevoir le soutien des services de l'État ». Alors, « j'ai embauché un spécialiste, pour mener une véritable politique de prévention, sur le terrain. »
Suivi des djihadistes
Chems Akrouf a rejoint en 2018 la Direction de la tranquillité publique au sein des services municipaux. Après une carrière à la DGSE et à la DRM, dédiée au suivi opérationnel des mouvements djihadistes, il se consacre à la formation et à la recherche académique. Nous le rencontrons autour d'un barbecue, à Argenteuil. « À ce jour, nous avons formé près de 1500 agents municipaux contre les risques de radicalisation » estime-t-il « pour que chacun soit respectueux des croyances des autres, mais sans naïveté, en sachant repérer les premiers signes de dérives ». Dans la pratique, l'initiative a permis de placer des référents « prévention de la radicalisation et citoyenneté » dans tous les secteurs de la vie municipale. Club de sports, activités scolaires, vie associative. Avec semble-t-il des résultats convaincants.
Le 28 juin 2020, à l'occasion du deuxième tour des municipales, certains imams, comme celui que nous avons écouté à la mosquée As Salam, ont cherché à stimuler un vote communautariste. Expression d'une identité musulmane supposée transcender la citoyenneté française. Comme si la réalité des urnes allait accorder un peu de crédit aux doctrinaires de cet islam-là, tout comme aux théoriciens du grand remplacement, les uns les autres se nourrissant peut-être du même fantasme. Avec 34 % de votants, la participation à Argenteuil a voisiné avec la moyenne nationale. Malgré l'implantation de réseaux islamistes, Georges Mothron, désormais hostile à ces derniers, a été réélu avec un écart de voix supérieur à celui du précédent scrutin, il y a six ans. Une histoire donc où les idéologues et les prophètes crient, admonestent, agitent des minorités, mais rentrent bredouilles à la fin.
Ce reportage a fait l'objet d'une parution, sous une autre forme, ici, dans le Journal du dimanche.