Affaire Karachi, une note gênante pour Balladur

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 16 octobre 2010]

Des documents récemment transmis à la justice, et dont Libération a obtenu copie, étayent les soupçons du juge Renaud Van Ruymbeke au sujet du financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. Depuis dix jours, le magistrat souhaite établir si l’ex-Premier ministre a bénéficié de commissions illicites prélevées sur la vente de trois sous-marins au Pakistan. Ce contrat d’armement d’État à État avait été conclu par le gouvernement Balladur le 21 septembre 1994.

Six mois avant le premier tour de l’élection présidentielle. Or, une pièce émanant de la direction du Trésor, méconnue jusqu’à ce jour, confirme que son gouvernement a vendu les submersibles en dépit des réalités économiques de l’époque (fac-similé ci-contre). Laissant supposer que d’autres motivations guidaient les décideurs Français.

Précarité
La note classifiée «confidentiel défense » à destination des services d’Édouard Balladur exprimait les plus grandes «réserves à l’égard de ce projet, compte tenu de la situation financière précaire du Pakistan». Rédigé le 23 mars 1993 à l’attention de Nicolas Bazire, directeur de cabinet de Balladur, ce document engageait son gouvernement à ne pas signer le contrat, qualifiant la vente de « déraisonnable». Sans effet sur les destinataires.

À partir du mois de janvier 1995, trois mois avant le premier tour, la fourniture des sous-marins générait pour 165 millions de francs de commissions occultes au profit d’une société panaméenne, Mercor Finances. Celle-ci, imposée par les balladuriens, n’a produit aucun travail sérieux pour cette opération commerciale, selon des pièces et des témoignages remis il y a peu aux enquêteurs financiers par l’un des hommes clés de cette affaire, Emmanuel Aris.

Au moment des faits, ce cadre coordonnait l’ensemble des versements de commissions pour la Direction des constructions navales (DCN), fournisseur des sous-marins. Le 28 juin dernier, il a apporté aux policiers de la Brigade centrale de lutte contre la corruption une série de documents «relatifs au contrat», en particulier des contrats d’intermédiaires signés, des pièces comptables et des agendas. « Avec l’accord de ma hiérarchie et l’approbation des avocats», a-t-il précisé. Ces éléments montrent comment, au sein du gouvernement Balladur, Renaud Donnedieu de Vabres, à l’époque membre du cabinet du ministre de la Défense François Léotard, a bel et bien imposé à Emmanuel Aris un intermédiaire libanais, Ziad Takieddine, représentant cette société Mercor.

L’épisode n’est pas anodin. Au printemps dernier, Takieddine affirmait à longueur d’interviews être étranger à l’affaire pakistanaise. Tandis que des ténors de l’UMP confiaient qu’ils entretenaient des relations cordiales avec lui ; tel Jean-François Copé, qui a séjourné dans la villa de vacances de Ziad Takieddine durant l’été 2005.

Accélération
Lors de la phase finale de la vente des sous-marins, le réseau Mercor a reçu 4% de commissions, s’ajoutant à une enveloppe de 6,25% de commissions déjà accordées pour les véritables intermédiaires pakistanais. Les pièces fournies par Emmanuel Aris montrent comment l’argent se promenait jusqu’aux comptes de Mercor. Et traduisent l’impératif de verser l’essentiel de ces commissions au cours de la seule année 1995 - alors que d’ordinaire les intermédiaires sont rémunérés au fil de la réalisation du contrat par une société spécialisée et sur plusieurs années (la Sofma dans le cas pakistanais).

Pour accélérer l’encaissement sur 1995, les ayants droit de Mercor ont même fait endosser une partie de leur accord avec la DCN auprès d’un établissement financier de Madrid, la Banco Arabe Espanol, comme nous l’avions révélé en avril dernier, lui permettant de percevoir une partie du pactole encore plus vite, au mois de juin 1995. Au total, les liasses fiscales de la DCN indiquent que pour la seule année 1995, le réseau Mercor a perçu 165 millions de francs de commissions.

Le 6 octobre, au tribunal de grande instance de Paris, le juge Renaud Van Ruymbeke s’est déclaré fondé à enquêter sur ces éléments matériels, dans le cadre d’une plainte pour corruption déposée par les familles des victimes de l’attentat de Karachi. Les 11 Français tués le 8 mai 2002 dans cette attaque terroriste collaboraient sur place à la fourniture des trois sous-marins cédés au temps du gouvernement Balladur. Leurs proches voudraient connaître les dessous de cette opération commerciale, qualifiée, dès le début, de «déraisonnable».

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