Le Figaro : En France, l’intelligence économique est un sujet sulfureux

© Le Figaro, le 8 juillet 2003.

Guillaume Dasquié qui vient de publier chez Flammarion Les Nouveaux
Pouvoirs s'inquiète du retard de la France en matière d'intelligence économique.

LE FIGARO ECONOMIE. Pourquoi semble-t-il nécessaire de lancer une politique
nationale d'intelligence économique comme le propose ce rapport ?

Guillaume DASQUIE. Incontestablement pour combler un immense retard / Jusqu'à
présent l'intelligence économique en France était perçue comme un sujet
vaguement sulfureux, réservé à une poignée de spécialistes du renseignement
cherchant à commercialiser leur savoir-faire avec pour seule compétence un sens
consommé de l'intrigue. Ces années d'errements résultent des maladresses
commises lors des premiers grands travaux de définition, assez soporifiques
comme le très théorique rapport d'Henri Martre, en 1994 qui laissèrent le champ
libre aux spéculateurs de l'opacité.

Le rapport de Bernard Carayon marque incontestablement une rupture. Il situe
l'intelligence économique dans la réalité des relations entre le pouvoir
politique et le monde économique. Dans cette perspective, l'intelligence
économique est la politique globale d'un gouvernement décidé à rendre plus
agressives les entreprises qui concourent à la richesse nationale, en usant de
l'ensemble de ses services pour augmenter leurs réussites et mieux les défendre
contre des attaques extérieures.

C'est exactement la démarche que suivent les Etats-Unis depuis la première
mandature de Bill Clinton, et que George W. Bush a amplifiée en demandant à sa
conseillère de la sécurité Condoleezza Rice de coordonner aussi le Conseil
national pour l'économie. C'est également la voie systématiquement empruntée par
le gouvernement japonais depuis l'après-guerre.

- Dispose-t-on en France de suffisamment de savoir-faire pour mener à bien une
telle politique ?

Il existe bel et bien une communauté de l'intelligence économique, comptant ses
membres aussi bien dans le public que dans le privé. Ces deux dernières années,
celle-ci a véritablement mûri et parvient à délivrer des prestations haut de
gamme réellement stratégiques. Signe des temps : on constate de nos jours que de
grands commis de l'Etat rejoignent des structures spécialisées. C'est en
particulier le cas de l'ancien secrétaire général de la défense nationale, Rémy
Pautrat, promoteur des tout premiers dispositifs publics expérimentaux
d'intelligence économique (NDLR : en Basse Normandie et dans le
Nord-Pas-de-Calais). Il s'apprête à devenir vice-président de l'Adit (NDLR :
Agence pour la diffusion de l'information technologique), l'un des chefs de file
du secteur.

Par ailleurs, on observe que les jeunes cadres des services de renseignement,
quand ils passent dans le secteur privé, délaissent les activités de sécurité
qui ont fait le bonheur de leurs aînés pour offrir des services plus sérieux,
dédiés à la performance des acteurs publics ou privés. C'est ainsi que
Pierre-Antoine Lorenzi, ancien chef de cabinet de la DGSE jusqu'en 2001, a
ouvert une société d'assurance, Public Gouvernance, qui couvre ' le risque de
crise ' pour les collectivités locales.

Enfin, les principaux décideurs politiques, sensibilisés par les exemples
étrangers, prêtent davantage l'oreille aux industriels qui évoquent les succès
de leur propre dispositif d'intelligence économique, à leur niveau. Ainsi,
quelques figures du Medef ont sensibilisé les différents résidents de Bercy, ces
dernières années, et sont mêmes parvenues à fonder une commission de promotion
de l'intelligence économique, à l'intérieur du syndicat patronal.

- D'un point de vue offensif, qu'est-ce que l'Etat pourrait apporter pour rendre
les entreprises françaises plus performantes ?

Le rapport de Bernard Carayon propose de créer un Conseil national pour la
compétitivité et la sécurité économique, chargé d'animer des relations
interministérielles permanentes pour identifier les technologies clés et les
marchés commerciaux les plus fondamentaux qui méritent d'être soutenus.
L'interrogation de fond consiste cependant à savoir si l'Etat pourra
suffisamment faire sauter ses propres barrières internes et se mobiliser pour
épauler les entreprises présentes sur ces sujets les plus sensibles.

- Cet organe aura-t-il les moyens de ses ambitions ?

Jean-Pierre Raffarin semble vouloir les lui accorder. Depuis les douanes
jusqu'au ministère de la Recherche, l'Etat détient de précieux flux
d'informations permettant d'être prospectif, d'anticiper, de prendre position
sur des marchés émergents. Enfin, l'Etat peut aussi propager l'influence des
intérêts économiques nationaux. Le département d'Etat américain ou le Foreign
Service britannique ont recruté des conseillers en communication chargés de
promouvoir l'ensemble des intérêts nationaux (comme Charlotte Beers qui vient de
travailler deux ans pour Colin Powell).

- D'un point de vue défensif, a-t-on des exemples précis de pillage de
technologies françaises. Est-ce que cela ne relève pas du mythe ?

Pour le coup, c'est une pure question de politique publique. Aux Etats-Unis ou
en Allemagne, un service de l'Etat se charge chaque année de publier les cas
d'actions déloyales, d'espionnage ou de vol dont les entreprises qui participent
au patrimoine national sont les victimes. Quoi qu'on en pense, ce grand
déballage flatte le patriotisme économique et a une réelle valeur dissuasive.

Aux Etats-Unis, les publications accusatrices du Nacic (l'agence responsable)
ont contribué à freiner les ardeurs des entreprises taïwanaises qui ces
dernières années multipliaient des actions d'entrisme dans des laboratoires
américains de la côte Ouest. En France, de tels assauts de transparence n'ont
jamais trouvé leur raison d'être, parce que la notion de sécurité économique y
demeure confinée à quelques services administratifs, en particulier la
sous-direction B de la DST, dépourvus de relais politiques, et dont l'essentiel
du travail consiste à frapper du secret le plus total les affaires réellement
stratégiques.