Le Croate qui en savait trop

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération du 26 novembre 2008]

Qui veut tuer Marin Tomulic, petit entrepreneur parisien ? Dans une autre vie, il participa à des livraisons d'armes au profit de la Croatie lors du conflit yougoslave. Un thriller où se croisent marchands d'armes français, espions et cargos fantômes. Qui veut tuer Marin Tomulic, petit entrepreneur parisien ? Dans une autre vie, il participa à des livraisons d'armes au profit de la Croatie lors du conflit yougoslave. Un thriller où se croisent marchands d'armes français, espions et cargos fantômes.

C’est un petit entrepreneur parisien spécialisé dans la rénovation d’appartements. On peut le croiser sur des chantiers dans le quartier du Marais. Parfois, entre la pose d’une cloison et la découpe d’un carrelage, il répond au téléphone à des pontes du ministère de la Défense en Croatie. Il écoute et prodigue ses conseils sur les enjeux politiques du moment. Il s’appelle Marin Tomulic et il ne dort pas tranquillement, à cause de son passé.

Son nom est au centre d’un thriller où des vendeurs d’armes français croisent des barons de la jeune république croate et des policiers de la Direction de la surveillance du territoire (DST - Libération du 24 octobre). L’histoire débute à Zagreb en 1991 et devrait se terminer prochainement dans le bureau d’un juge parisien. Si l’homme n’est pas abattu d’ici là au coin d’une rue, comme le craint son entourage. Pour son défenseur, Me Ivan Jurasinovic, les menaces qui pèsent actuellement sur Marin Tomulic «sont hélas très crédibles». L’avocat a déposé une plainte peu banale pour le compte de son client, le 15 septembre 2006, pour des tentatives de meurtre en région parisienne planifiées, selon lui, avec «la complicité» de deux policiers français de la DST, devenue depuis lors la DCRI, Direction centrale du renseignement intérieur (1). A Paris, la plainte - considérée comme recevable - a été confiée au juge Baudoin Thouvenot. Depuis le mois dernier, le magistrat s’intéresse enfin au rôle de la DST dans ce dossier et ses investigations portent d’abord sur les éléments matériels d’une tentative de meurtre perpétrée le 18 mai 2002 rue Roger-Salengro à Antony (Hauts-de-Seine), alors que Marin Tomulic sortait d’une maison mitoyenne de celle de Patrick Devedjian.

Marin Tomulic est aujourd’hui dans le rôle de l’homme qui en sait trop, encyclopédie vivante des tractations qui ont accompagné la guerre en ex-Yougoslavie. Il vit à Paris en s’entourant de précautions. Le genre à repérer les lieux avant un rendez-vous. Parfois, Marin Tomulic revoit son curriculum à rebours et cherche à comprendre. Son corps sec, maigre, s’immobilise. Ses yeux noirs jettent des regards étonnés. A 57 ans, il s’interroge : comment son existence a-t-elle plongé un jour de 1991 dans les arcanes de la raison d’Etat ? Un acteur de l’histoire décontenancé par sa propre trajectoire.

Né en Croatie, Marin Tomulic est le fils d’un ancien résistant communiste entré en dissidence. Avec ses parents, il émigre en France en 1964. Le jeune garçon se passionne pour la peinture et sort diplômé de l’Ecole des beaux-arts de Paris. Le 26 juin 1990, la République de Croatie proclame son indépendance. La famille Tomulic connaît bien le nouveau chef de l’Etat, Franjo Tudjman, ancien compagnon d’armes du père. Marin se rend à Zagreb et rencontre ses adjoints. Une opportunité se présente ; le nouveau pouvoir se méfie alors des fonctionnaires formés par l’administration de l’ex-Yougoslavie, il préfère recruter parmi la diaspora d’Europe de l’Ouest. Marin Tomulic saisit sa chance, on lui confie un poste de missi dominici auprès des décideurs français.

A l’Elysée, à partir de 1991, la bienveillance manifestée à l’égard de la Serbie se double d’un soutien discret à la jeune république croate. Cette même année, Marin Tomulic reçoit ainsi la visite «des gens de la DST, accompagnés de marchands d’armes», raconte-t-il. Selon lui, ces fonctionnaires du ministère de l’Intérieur lui présentent deux hommes, «Jean-Claude Uthurry-Borde et Pierre Ferrario», connus des milieux de l’armement. Ils travaillent pour Matimco, la société, domiciliée en Belgique, du vendeur d’armes Jacques Monsieur (c’est son vrai nom). Matimco se spécialise dans la violation des embargos sur les ventes d’armes, au profit des Balkans, du Congo, de l’Iran… Ces trois hommes ont finalement été condamnés le 21 mai 2008 par le tribunal correctionnel de Bourges (Cher) pour leurs ventes illicites vers la Croatie. L’instruction a été marquée par la volonté du juge Stéphane Kellenberger de ne jamais convoquer les agents de la DST qu’ils avaient pourtant désignés comme les commanditaires…

Marin Tomulic, lui, se souvient des cargos bourrés d’armement que l’armée croate «réceptionnait au port de Koper, en Slovénie» en provenance de la «filière française» de Jacques Monsieur. Au début de la guerre d’ex-Yougoslavie, les militaires croates demandent ainsi qu’on les équipe avec des systèmes de conception soviétique, car les troupes se sont longtemps entraînées sur ce type de matériel. Soucieux de satisfaire le client, Jacques Monsieur passe un accord avec André Izdebski, un autre courtier en armement, qui dispose de bonnes connexions en Russie. Grâce à lui, depuis la France, on organise l’acquisition de ces armes - nous avons retrouvé plusieurs factures - pour le compte des Croates.

Débute alors une partie de cache-cache. La circulation de matériels de guerre est en effet étroitement surveillée et il n’est pas question de naviguer sans les papiers de rigueur. C’est-à-dire sans les fameux end users, ou certificats d’utilisateur final. Chaque vendeur doit être porteur d’un document gouvernemental attestant que les armes qu’il livre sont remises à un pays autorisé à en acheter. A Paris, les canaux de la diplomatie parallèle savent contourner ce genre de difficultés. Le Tchad est sollicité pour l’occasion. Sur le papier, l’acheteur, c’est lui. Le ministère de la Défense, à N’djamena, fournit les certificats de complaisance à la société de droit belge Matimco. L’un d’eux, daté du 17 août 1993, est même cosigné par l’attaché militaire auprès de l’ambassade du Tchad à Paris (fac-similé page précédente). Ne reste qu’à embarquer les armes sur un bateau.

Selon des documents portuaires que nous avons obtenus, un cargo battant pavillon panaméen est ainsi parti de Rotterdam (Pays-Bas), officiellement à destination de Lomé (Togo) avec, à son bord, les armes fournies par Jacques Monsieur. Mais il effectue une escale dans le port d’Haïfa, en Israël. Là, clandestinement, les armes prennent place à bord d’un navire portant un nom avoisinant : le premier cargo se nomme Sable, le second, Sabre - de quoi alimenter les doutes en cas de contrôle. Puis le second cargo remonte l’Adriatique, choisissant sa route en fonction des patrouilles effectuées par les bâtiments de guerre de l’Otan chargés de faire respecter l’embargo. Les armes passent sans encombre entre les mailles du filet «au moment où la marine française assure sa rotation devant les ports slovènes et croates», assure Tomulic.

A Zagreb, il s’occupe de ce commerce pour la toute jeune république indépendante, qui affronte les Serbes. Pour dissuader les réseaux criminels, Tomulic décrète qu’on n’utilisera pas d’argent liquide pour payer «[ses] filières». Le président Tudjman et son ministre des Finances lui accordent les prérogatives nécessaires. Le compte de la société Matimco, dans une banque luxembourgeoise, est crédité par des virements en bonne et due forme émanant de la Splitska Banka, une banque d’Etat croate, via un compte de transit à la Chase Manhattan de New York. Les armements livrés à la Croatie, en violation de l’embargo, représentent 2 milliards de dollars (1,6 milliard d’euros) par an entre 1991 et 1994. Ils permettent à la Croatie de conforter sa souveraineté et de conquérir des territoires traditionnellement habités par les Serbes. C’est le cas des opérations dans la région de Krajina, en août 1995, pour lesquelles des officiers supérieurs croates sont aujourd’hui poursuivis pour crimes de guerre.

A la fin de l’été 1995, les belligérants ouvrent les discussions avec la volonté de parvenir à une paix globale. Marin Tomulic y participe directement, sa villa de Zagreb est utilisée pour les premières réunions préparatoires, organisées à la requête d’un responsable de la CIA. Avec les années, l’ancien étudiant des beaux-arts est devenu un as de la diplomatie secrète. Les accords de Dayton sont formalisés entre les 1er et 21 novembre 1995. Une page d’histoire se tourne.

Marin Tomulic souhaite prendre des responsabilités dans le développement économique du pays et ses ambitions politiques s’affirment. En janvier 1997, le président Franjo Tudjman le nomme à la tête d’un vaste complexe agroalimentaire, Pik Vrbovec. On le charge d’y «mettre fin aux détournements de fonds publics», et «il fait preuve de zèle», selon Ivan Jurasinovic, son avocat. En 1999, il intègre la direction du HND, un parti de centre gauche, mais le mouvement essuie une défaite cinglante à la présidentielle de février 2000. Les responsables se brouillent. Peu après, le 18 avril 2000, Marin Tomulic est jeté en prison après des accusations de corruption. Il en sort le 27 juillet, mais l’épreuve a laissé des marques.

L’homme choisit de se réinstaller à Paris avec le vœu de retrouver «une vie normale». Il se consacre à la rénovation d’appartements, sans renoncer à entretenir d’étroites relations avec de hauts responsables en Croatie. Début 2002, au parquet de Zagreb, une cellule dirigée par le procureur Janko Grlic entreprend de traquer des organisations mafieuses. Marin Tomulic est contacté pour communiquer des détails sur des réseaux criminels qui profiteraient de protections politiques. Il accepte de l’aider, transmet des indications précises. Le magistrat s’intéresse à des relations d’affaires créées pendant la guerre ; des généraux y côtoient des gangsters, des trafiquants d’armes et des mercenaires proches des anciens réseaux français.

C’est à partir de cette date que Tomulic est victime de tentatives de meurtre sur le sol français, d’abord en mai 2002, puis en 2004. Son passé l’a rattrapé au moment où la Croatie plonge dans les règlements de comptes d’après-guerre. Déjà, en mars 2001, le représentant local de Jacques Monsieur, l’ex-légionnaire James Marty Cappiau, avait été abattu en plein Zagreb. Plus près de nous, début octobre, Ivana Hodak, 26 ans, fille d’un ténor du barreau, a été assassinée à Zagreb, tandis que le 23 octobre, le propriétaire et un journaliste de l’hebdomadaire Nacional étaient tués dans un attentat à la voiture piégée. De quoi nourrir les craintes de Marin Tomulic.

Cet article est également accessible ici, sur le site liberation.fr