Bagdad aux trousses de BNP Paribas

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération, datée du 10 janvier 2010]

L’Irak demande réparation aux entreprises qui ont détourné à leur profit le programme «Pétrole contre nourriture» entre 1997 et 2003. La banque française, au cœur du système, est en première ligne.

Dix milliards de dollars. C’est le montant des pénalités que réclame l’Irak à 93 industriels et banquiers convoqués devant le tribunal de New York pour avoir violé, entre 1997 et 2003, le programme «Pétrole contre nourriture». Celui-ci consistait à confier la vente du pétrole irakien à un bureau de l’ONU, qui encaissait les revenus sur un compte spécial de BNP Paribas ouvert à New York. Ce compte servait ensuite à acheter des produits de première nécessité pour la population irakienne.

Mais le dispositif a nourri davantage de corrupteurs que d’Irakiens. Conséquence : la jeune république d’Irak poursuit maintenant en justice le gotha du commerce mondial, tels Chevron, Volvo, Renault Truck, Siemens France, Air Liquide, Hoffman-La Roche, Fiat, Glaxosmithkline et BNP Paribas. Selon l’accusation, les compagnies pétrolières achetaient le baril à des prix bradés, et les industriels vendaient à l’Irak des biens de première nécessité périmés ou dégradés. En contrepartie des marges ainsi réalisées, d’une part ces grands groupes soutenaient le lobbying en faveur de la fin de l’embargo contre l’Irak de Saddam Hussein, et d’autre part ils versaient des pots-de-vin sur deux comptes ouverts à Beyrouth et à Amman gérés par des proches du dirigeant irakien.

Le rôle du banquier. Dans ce schéma, BNP Paribas occupait donc une place à part en sa qualité de banquier du programme Pétrole contre nourriture. Un accord confidentiel, signé le 12 septembre 1996 avec les Nations unies, stipule que «la banque sera responsable des compétences techniques et professionnelles de ses employés et sélectionnera, pour l’application de cet accord, les personnels qualifiés répondant à des standards élevés d’éthique et de morale». Dans sa succursale de la Septième avenue à New York, BNP Paribas a employé jusqu’à 90 personnes pour gérer ce compte de séquestre des Nations unies, qui a vu passer 64 milliards de dollars de pétrole irakien vendu. Si le juge estime que la banque n’a jamais payé en connaissance de cause et de manière répétée des opérations douteuses, l’hypothèse d’un schéma illicite global sera ébranlée. Sinon… les 10 milliards de dollars (7 milliards d’euros) demandés par l’Irak paraîtront recevables.

Les Assignations. Pour l’heure, à travers le monde, un bataillon d’huissiers vient d’achever de remettre l’assignation à comparaître aux responsables juridiques des 93 sociétés visées. Par exemple chez BNP Paribas, boulevard des Italiens à Paris, le 11 mars, ou chez Renault Agriculture, à Vélizy (Yvelines), le 9 octobre, comme le montrent les constats d’huissiers recueillis par Libération. Le 31 juillet, les avocats de l’Irak ont déposé leurs conclusions sur le bureau du juge new-yorkais sous la forme d’une plainte de 202 pages, dont nous avons obtenu copie. Le juge Gary Lynch, en charge du dossier, a accordé jusqu’au 15 janvier aux entreprises poursuivies pour se défendre des griefs énumérés dans ce document. Ensuite, il examinera l’opportunité de renvoyer tout ce beau monde devant le jury populaire d’un tribunal civil.

L’enjeu financier. A Bagdad, Fadel Kadum, le conseiller justice du Premier ministre irakien, a confirmé à Libération que son gouvernement avait confié «un mandat à des avocats américains pour que son pays soit dédommagé des malversations autrefois commises» par des géants de l’économie et de la finance. Avec l’espoir, peut-être, que des condamnations soutiendront l’effort de reconstruction du pays. Comparées au budget national de l’Irak - 49 milliards de dollars (34 milliards d’euros) pour l’année 2009 - les sommes en jeu devant la justice de New York ne passent pas inaperçues. D’ailleurs, la décision d’initier cette procédure remonte au printemps 2008, au moment où l’administration Bush décidait de prolonger son contrôle sur les réserves financières de l’Irak tout en poursuivant au pénal les entreprises qui autrefois avaient violé l’embargo.

La perspective d’obtenir un peu de souplesse budgétaire en lançant des démarches comparables, mais au civil cette fois, n’a peut-être pas échappé aux juristes de Bagdad. Sur le fond, l’affaire promet une belle bataille devant le juge américain. «Les entreprises poursuivies se sont individuellement associées à un seul et même schéma délictueux, mis en place par le régime de Saddam Hussein, nous a expliqué l’un des avocats chargés de défendre l’Irak, Mark Maney, installé à Houston. Si nous en apportons la preuve, chacune d’entre elle pourra être tenue responsable de la totalité des 10 milliards de dollars de réparation.»

Les accords au pénal. De quoi préoccuper les sociétés les plus solvables. Car au-delà de débats procéduriers, personne ne conteste la réalité des faits. Ainsi, au plan pénal cette fois, des grands noms de l’industrie ont déjà signé des transactions avec le département américain de la Justice pour mettre fin à des poursuites engagées pour les mêmes délits que pointent les avocats de l’Irak. Paradoxe : ces accords les placent à l’abri de prochaines condamnations pénales sur le territoire américain, mais les accablent dans le cadre de ces poursuites civiles diligentées par la république irakienne.

Noir sur blanc, ils reconnaissent les délits financiers. Comme en attestent des courriers que nous avons recueillis : une lettre du 18 mars 2008 montre ainsi que Volvo et Renault Truck ont signé une convention avec la justice américaine au terme de laquelle ils admettent leur participation à un schéma de corruption au profit des proches de Saddam Hussein et acceptent d’acquitter une amende de 7 millions de dollars. Idem pour le groupe Siemens, à propos duquel une lettre du 15 décembre 2008 indique que le département de la Justice a abandonné ses charges après paiement d’une amende de 448 millions de dollars. Le groupe Fiat a accepté semblable transaction, contre 7 millions de dollars, le 11 janvier 2009. Simultanément à ces arrangements amiables, d’autres procédures criminelles devant les tribunaux américains ont mis en évidence la responsabilité de personnages clés dans le contournement de Pétrole contre nourriture, tel le fonctionnaire de l’ONU chargé de diriger le programme, Benon Sevan, inculpé en 2007.

La défense de BNP Paribas. Ces pièces du dossier, ajoutées aux divers rapports parlementaires et politiques (comme celui de l’Américain Paul Volcker, en avril 2005), n’ébranlent pas les avocats de la défense. A Paris, la direction de BNP Paribas n’a pas souhaité nous recevoir pour s’expliquer. Mais dans un communiqué remis à notre journal, ses responsables affirment : «Toute allégation selon laquelle BNP Paribas aurait agi d’une manière incorrecte […] est infondée. La banque compte par conséquent demander à la Cour le rejet de la plainte.» Leur avocate à Washington, Jen Spaziano, travaille d’arrache-pied à la rédaction des réponses de la défense, que le juge recevra sous peu. Elle insistera vraisemblablement sur l’absence de responsabilité de la banque, qui se serait contentée d’exécuter des opérations financières sans jamais savoir qu’elles participaient d’un schéma illicite.

Elle devrait aussi faire valoir deux décisions des tribunaux américains prises entre 2006 et 2008 où des plaignants ont été déboutés de leurs prétentions contre la banque pour les malversations dans Pétrole contre nourriture. Cependant, la république d’Irak ne s’était pas encore manifestée. Et ses avocats n’en démordent pas : ils estiment que «le compte séquestre de la BNP était le point le plus critique de la coordination» des opérations illicites.

Page 175 de sa plainte, Mark Maney tranche : «La BNP a été un participant actif au schéma délictueux de par ses efforts pour dissimuler la participation des entreprises poursuivies, et à travers sa défaillance volontaire à fournir à la commission [de l’ONU, ndlr] tous les détails des transactions.» Au juge Gary Lynch, maintenant, d’apprécier la moralité du banquier français.

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