Le sucre français de Daesh

Le sucre français de Daesh

Pourquoi Arthur Rimbaud renonça-t-il si jeune à la poésie pour une vie d'aventures, négociant des armes et visitant des terres parcourues de conflits ? Quelle relation entretiendraient les artisans en littérature avec les zones bouleversées de la planète, où triomphent les chefs de guerre. Il suffit de demander à l'un des lointains collègues du poète.

Damien Spleeters vit en Belgique, quand il ne court pas l'Irak ou la Syrie. A 31 ans, il a déjà connu une carrière dans les lettres. Adepte de la poésie performative, il a naguère scandé ses textes sur des scènes de Bruxelles et de New York, et a été récompensé de plusieurs prix, notamment en 2010 par l'Académie royale de langue et de littérature de Belgique. Ses séjours sur des territoires où sévissent les milices de Daech s'imposent à lui telle une évidence : "C'est une évolution naturelle, une quête de vérité tout comme l'écriture, mais moins restreinte. Dans les arts, il y a tellement de postures. Là, on est au plus près de la réalité, dans ce qu'elle a de plus concret et de surprenant."

Aujourd'hui, il supervise les recherches sur les moyens militaires de Daech en Irak et en Syrie, pour le compte de l'agence Conflict Armament Research (CAR), une structure chargée par l'Union européenne de répertorier les armes du groupe État islamique et de gérer des bases de données afin de prévenir leur circulation.

En ce mois d'octobre 2017, nous nous retrouvons dans les rues de Gand, un restaurant design au milieu d'un quartier piéton planté de boutiques de mode devant lesquelles passe une jeunesse fuselée, slim chic. Comme souvent, depuis près d'un an, nos discussions portent sur de singulières découvertes que son groupe a effectuées : un sucre, le sorbitol, un ingrédient trouvé par quantités colossales dans les dépôts de munitions de Daesh. Soixante-dix-huit tonnes au moins. Or, sans aucun doute, ce sorbitol arrive de France, de Picardie, directement des usines du groupe Tereos. Et a permis aux légions islamistes de produire des milliers d'armes.

Des sacs de sucre du groupe Tereos dans des entrepôts de Daesh en Irak

Le premier stock a été repéré le 12 novembre 2016, près de Mossoul, dans le nord de l'Irak, dans un bâtiment tout juste abandonné par Daech. A l'époque, CAR a brièvement mentionné cette trouvaille dans un rapport, sans se douter de l'étendue du négoce dont il résultait ni des raisons pour lesquelles les islamistes lui accordaient la plus grande importance. Depuis, d'autres réserves de sorbitol français ont été rencontrées dans des caches de Daech, la dernière il y a trois mois, le 17 septembre, à Tal Afar, à 80 km de la frontière syrienne. Au fil du temps, nous avons reconstitué le scénario du road trip qui avait rendu ces livraisons possibles, et compris l'intérêt de l'organisation Etat islamique pour cette substance.

Le sorbitol en question se présente sous la forme de cristaux blancs ; nous en avons tous déjà ingurgité, par exemple en mâchouillant un Stimorol ou un Malabar. Couramment, il entre dans la composition des gommes à mâcher vendues sur le marché. Mais ce sorbitol n'intéresse pas uniquement les confiseurs. Mélangé à du nitrate de potassium, il se transforme en un carburant performant pour les lanceurs spatiaux, les missiles de moyenne portée, et, surtout, les roquettes. Selon les modes d'emploi recueillis dans des ateliers de Daech, à raison de 1,2 kg de sorbitol par engin, les charges peuvent être tirées à plusieurs centaines de mètres de distance. Et arrêter les véhicules blindés de la coalition. A Fallouja, une manufacture du mouvement islamiste produisait 3.000 de ces roquettes par an en moyenne.

À Paris, l'un des meilleurs experts de la police scientifique, Pierre Carlotti, polytechnicien et directeur du Laboratoire central de la préfecture de police, ne se montre pas étonné. "On a déjà eu des affaires de terrorisme où des quantités de ce sucre étaient utilisées", glisse-t-il. Avant de nous éclairer sur les motivations des djihadistes du Moyen-Orient à organiser des filières complexes pour s'en procurer venu de France : "Ils affectionnent le sorbitol parce que c'est un produit alimentaire, sa composition est donc stable, son niveau de pureté élevé, contrôlé plusieurs fois; de plus il n'est pas sous embargo, du fait de son rôle alimentaire." Un paramètre essentiel pour les terroristes. Ces dernières années, en Irak et en Syrie, ils géraient de véritables unités de production d'armement.

Les photographies et les vidéos de tels endroits, que nous avons regardées, donnent la mesure du phénomène. Dans un bâtiment près de Mossoul, à côté des bassines où les cocktails chimiques sont réalisés, non loin des postes de travail où les ouvriers ont usiné les roquettes, des dizaines de tubes métalliques reposent au sol, prêts à être découpés, non loin de stocks de nitrate de potassium et de sorbitol. Pour ce dernier, il s'agit de sacs de 25 kg chacun, portant l'adresse d'un site de production, toujours le même, situé en Picardie, et un logo bien connu dans l'agroalimentaire, celui de Tereos.

 

Un sac de sorbitol venu de France, trouvé dans une armurerie de Daesh.

C'est le troisième plus important industriel du sucre au monde, un groupe français représentant 12.000 agriculteurs, 4,8 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 24.000 salariés. Un fleuron de notre industrie agricole. Chaque consommateur connaît l'une des enseignes de Tereos, tels les sucres de table Béghin-Say.

Gérard Benedetti, directeur de la communication de Tereos, avec lequel nous nous sommes entretenus à une dizaine de reprises, n'a jamais cherché à dissimuler les faits. "Les sacs saisis en Irak ont bien été produits dans une de nos usines, vendus à un de nos clients historiques en Turquie, constate-t-il, et ont ensuite été détournés pour finir dans un entrepôt du groupe Etat islamique. Nous souhaitons que toute la lumière soit faite sur la manière dont cela a pu se produire. Nous n'aurions pas pu imaginer qu'un produit aussi courant, utilisé pour fabriquer des chewing-gums ou du dentifrice, aurait pu finir dans cette région pour être utilisé par Daech. Cette histoire a bouleversé toute notre entreprise. Nos marchandises sont parfois vendues à des distributeurs locaux, dans ce cas précis en Turquie, qui les revendent ensuite à leurs propres clients, lesquels peuvent les céder à d'autres clients…" Devant les 78 tonnes de sorbitol repérées en Irak, l'industriel a fait assaut de transparence. Nous avons pu ainsi visiter les sites de production et discuter avec des cadres ayant participé à la vente des lots incriminés.

L'improbable histoire de ce sucre a commencé à 120 km au nord de Paris, dans la Somme. Ici, les routes départementales découpent des étendues monotones, des champs de blé interminables. Au détour de l'une d'elles, on parvient à la petite commune de Nesle ; sur 38 hectares ceinturés de barrières de sécurité s'étendent des bâtiments high-tech, de vastes cuves, des cheminées d'usine. Deux cent quatre-vingt-dix personnes travaillent là, dans cette entité du groupe Tereos où l'on extrait l'amidon contenu à l'intérieur des grains de blé pour le transformer en divers glucoses alimentaires, notamment en sorbitol. A l'intérieur, on revêt des combinaisons, des masques et des chaussures spécifiques.

 

Un atelier de fabrication de Daesh en Irak

Dans un local de contrôle, des techniciens et des ingénieurs veillent à la fiabilité du système devant des écrans reliés à des dizaines de capteurs. En bout de chaîne, le sorbitol, d'un blanc immaculé, quitte les lieux à bord de poids lourds, ou de wagons par une voie ferrée reliée au réseau national. Les registres de l'entreprise sont formels. Les numéros de série imprimés sur les sacs découverts dans les réserves de Daech se rapportent à deux cargaisons au moins, parties d'ici au début du mois de mai 2015 pour être déposées à Anvers, en Belgique, le deuxième plus grand port d'Europe pour la marine marchande. Là, les lots ont été chargés sur des géants des mers, notamment un porte-conteneurs de 295 mètres de long, le MSC Matilde. Le bateau a appareillé le 10 mai à destination du port de Gebze, en Turquie. Sur les bons de commande des chargements litigieux, on lit toujours le nom du même client, Sinerji, un groupe établi à Istanbul, spécialisé dans la distribution de produits agroalimentaires sur le territoire turc. Les responsables commerciaux de Tereos le connaissent bien, ils précisent qu'ils collaborent avec cette entreprise "depuis une dizaine d'années" dans le cadre d'un accord de distribution.

La direction de Sinerji n'a pas souhaité s'entretenir avec nous. Ses dirigeants ont simplement reconnu avoir réceptionné les chargements de sorbitol, qu'ils auraient ensuite directement écoulés auprès d'un grossiste en pâtisseries établi dans le nord de la Syrie. Les documents financiers et douaniers que nous avons recueillis auprès de nos contacts en Turquie ainsi que des courriels concernant ces envois décrivent cependant un circuit bien différent.

Après leur déchargement sur les docks de Gebze, à 70 km au sud d'Istanbul, un homme d'affaires turc s'en est d'abord porté acquéreur, selon les récépissés portuaires. Il s'appelle Tahir Toprak. Entre août 2015 et janvier 2016, il a acheté la marchandise en s'acquittant des factures par au moins quatre virements au profit de Sinerji, sur un compte bancaire de ce groupe à la Ziraat Bankasi d'Istanbul. Nous avons trouvé le numéro de portable de ce négociant, mais il n'a pas souhaité s'expliquer sur la nature de ses activités. Selon des courriels émis par les commerciaux de l'entreprise turque, Tahir Toprak a ensuite organisé le transport du sorbitol à travers tout le pays, en direction de Gaziantep, dans le Sud-Est, un périple de 1.150 km sur les autoroutes locales.
Gaziantep, une ville multicentenaire de 2 millions d'habitants, une citadelle d'origine romaine, une myriade de fabricants de tapis et de vastes faubourgs, à moins d'une heure de la frontière syrienne. Des milliers de réfugiés y ont reçu l'hospitalité, mais les réseaux de Daech y ont aussi établi leur base arrière.

C'est 60 km après la sortie de cette ville, en roulant sur la quatre-voies n° 850, celle qui longe plusieurs villages de tentes où survivent les familles ayant fui la guerre, que les cargaisons de ce sucre français ont passé la frontière, au niveau du poste d'Öncüpinar. Le 1er septembre 2015 dans un convoi de 38 tonnes de sorbitol, et le 22 décembre 2015 dans un autre de 40 tonnes. Sans éveiller les soupçons des policiers turcs, lesquels ont davantage pour mission d'empêcher les djihadistes d'entrer sur leur territoire. L'ambassadeur turc auprès de l'Union européenne, Faruk Kaymakci, confirme. Les services de sécurité de son pays se consacrent d'abord à empêcher les infiltrations venues de Syrie, s'intéressant donc moins aux biens quittant la Turquie, nous explique-t-il. Après le poste d'Öncüpinar, au-delà de la frontière turco-syrienne, on rejoint en moins d'une demi-heure les quartiers nord d'Alep.

Selon des messages échangés sur WhatsApp par des responsables de Sinerji, un commerçant syrien, Jouma S., a réceptionné la marchandise dans une autre ville, Al-Bab, dont certains quartiers touchent la banlieue nord-est d'Alep. Nous avons tenté de joindre ce dernier en appelant une petite entreprise qu'il continue de gérer à Al-Bab, mais en vain. Des responsables de l'Armée syrienne libre (ASL), avec lesquels nous avons été en relation au cours de cette enquête, assurent le connaître et disent qu'il a organisé plusieurs opérations de contrebande pour le compte du groupe Etat islamique, volontairement ou non. En 2015, au moment où le sorbitol français passait la frontière, les milices islamistes de Daech et celles de leurs alliés d'Al-Nosra assuraient plusieurs services publics sur place dans le nord de la Syrie et avaient gagné la confiance d'une partie de la population locale.

Des roquettes artisanales fabriquées dans les manufactures de Daesh

Et ensuite ? Quels chemins ont emprunté les sacs de sorbitol ? Damien Spleeters rappelle les dizaines de milliers de kilomètres carrés que contrôlait le groupe Etat islamique jusqu'en 2016. Une fois déposés à Al-Bab, dans le nord de la Syrie, les chargements ont été livrés sans encombre dans les discrètes entreprises où l'organisation façonnait ses armes. Notamment celle de Mossoul, à 615 km de là, via les routes contrôlées par les djihadistes.

Dans ces curieux ateliers, les injonctions religieuses de l'organisation terroriste demeurent, placardées aux murs, ainsi que des consignes à destination des ouvriers, et, dans les tiroirs, des organigrammes, des registres consignant les remarques des contremaîtres. Ici, pendant plus de trois ans, on a fabriqué du terrorisme à la chaîne. Roquettes dites artisanales mais de plus en plus professionnelles, gilets pour kamikazes, véhicules piégés… Dans l'un de ces bâtiments, où de vastes quantités de sorbitol ont été mises au jour, un bureau se consacrait même au "contrôle qualité", et tamponnait les engins de mort bons pour le service. Car le soin avec lequel Daech s'est discrètement approvisionnée en sorbitol sur le marché mondial s'observe avec d'autres produits, tout aussi importants pour ses activités, par exemple avec la pâte d'aluminium - l'ingrédient de base des gilets explosifs, sélectionné selon des critères qualitatifs.

Ainsi, de manière inédite, cet État autoproclamé a industrialisé le recours au terrorisme en apportant le plus grand soin à ses besoins logistiques. Une méconnaissance de ce fonctionnement a pu faciliter son développement. À Paris, au parquet national antiterroriste, que nous avons sollicité, nos interlocuteurs n'ont pas trouvé trace d'une enquête en rapport avec ces dizaines de tonnes de sorbitol fabriqué en Picardie et utilisé dans les arsenaux de Daech – alors même que des premiers éléments sur ces livraisons ont été publiés en décembre 2016.

Du côté de la direction des douanes, des responsables nous ont expliqué la difficulté de la tâche au regard de la réglementation en vigueur – le sorbitol traverse sans contrainte les frontières, à moins qu'il ne soit déjà mélangé à du nitrate de potassium, un détail que ne méconnaît pas l'organisation islamiste. Enfin, chez Tereos, même si le commerce mondial envoie ses marchandises à la lisière de pays en guerre, les cadres nous ont répondu qu'ils n'avaient jamais été sensibilisés à ces mésusages, par exemple par les services de la DGSI - pourtant habitués à intervenir dans les grands groupes français.

Sur YouTube, des vidéos montrent des engins plus ou moins rudimentaires expédiés dans les airs grâce à du sorbitol. On les surnomme "candy rockets". Tandis qu'au Moyen-Orient, depuis une trentaine d'années, divers groupuscules armés utilisent le fameux glucide à cette fin. Jusqu'à présent, personne n'anticipait que ces marchandises produites au pays intéressent un jour les ennemis de la France.

Un oubli à méditer. Par le passé, les réseaux logistiques de Daech ont permis aux chefs islamistes de surmonter leurs défaites, de reconstituer leurs moyens après s'être repliés dans les zones rurales et de reprendre des forces grâce à un tissu d'alliances et à leurs ramifications à l'étranger. A l'heure où le drapeau noir, en Syrie et en Irak, partout recule, l'expérience devrait servir de leçon. L'organisation État islamique, officiellement proclamée en octobre 2006 et donnée pour moribonde trois ans plus tard, était réapparue en 2013, plus vigoureuse que jamais, pour lancer une guerre éclair jugée par d'aucuns imprévisible.


Ce reportage a été initialement publié ici, dans Le Journal du Dimanche.

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