L’Expansion : Le manager était une taupe

© L'Expansion, le 2 janvier 2003

A 60 ans, l'ex-patron de Marks & Spencer-France est devenu le no 2 des
services secrets. ' L'Expansion ' lève le voile sur une double vie passée au
service des entreprises et de la France.

Cette histoire-là se décline comme une série de devinettes : quel est le point
commun entre Ricard et le camembert Coeur de lion ? Entre les champignons et le
chocolat Suchard ? Entre la légende des parachutistes et celle du navigateur
Eric Tabarly ? Entre les services secrets français et les fameux grands magasins
britanniques Marks & Spencer ? Réponse : un insaisissable personnage de 60 ans,
collectionneur de vies et grand amateur de sensations fortes. Alain Juillet fut
successivement - et parfois parallèlement - parachutiste, espion, directeur
commercial de Ricard, sponsor de Tabarly, patron de Jacobs Suchard-France, de
l'ULN (marques Coeur de lion, Mamie Nova, Elle & Vire...), de France Champignon,
puis de la filiale française de Marks & Spencer... Avant de jeter le(s)
masque(s), à la stupéfaction des milliers de salariés qu'il a dirigés dans sa
carrière, pour revêtir un ultime costume : celui de directeur du renseignement
de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Le voilà à la tête de
l'un des services de la République les plus exposés dans la lutte contre le
terrorisme.

Sa double vie, celle d'un patron espion, réserve plus de surprises encore qu'un
roman de John Le Carré. Qui aurait pu imaginer que cet industriel, unanimement
reconnu par ses pairs de l'agroalimentaire, se révélerait un jour sous les
habits d'un agent de longue date des services secrets ? Que ce bon vivant, cet
ami fidèle, ce père de famille (trois enfants), émargeait aussi à la DGSE ?

C'est la lettre d'informations en ligne spécialisée dans le monde du
renseignement, Intelligence Online, qui a dévoilé, début novembre, la nouvelle
vie officielle d'Alain Juillet. Rendant publique sa nomination à la DGSE,
Guillaume Dasquié, le rédacteur en chef, y affirmait que l'ancien patron de
Marks & Spencer-France ' bénéficie également d'une importante notoriété au sein
de la communauté du renseignement, à cause de sa participation active et
régulière aux missions clandestines de la DGSE à l'étranger '. L'information
provoquait une onde de choc. Depuis, le ministère de la Défense s'efforce de
calmer le jeu. ' Nous ne sommes pas favorables à la publication d'un portrait
d'Alain Juillet ', nous a ainsi répondu la porte-parole de Michèle Alliot-Marie,
la ministre de la Défense, pour justifier le refus d'organiser un rendez-vous
avec le nouveau directeur des services. A peine sous les lumières de
l'actualité, l'impétrant s'est donc réfugié dans les coulisses, son lieu de
prédilection.

S'il a toujours mis beaucoup d'énergie à effacer derrière lui les traces de ses
pas, Alain Juillet, né en 1942 à Vichy, n'a pu dissimuler les deux repères clefs
de son propre parcours, deux mentors familiaux, deux modèles de vie entre
lesquels il se refusera longtemps à choisir. Celui d'un haut fonctionnaire
confronté aux heures tumultueuses de la République, à l'image de son père,
Jacques Juillet ; celui d'un patron, aussi à l'aise dans le milieu des affaires
que dans l'entourage des grandes figures du gaullisme, à l'image de son oncle -
qui fut aussi son parrain -, Pierre Juillet. Le premier servit en Algérie à
partir de la fin des années 40, sauta du ministère de l'Intérieur à celui de la
Défense, et enfin du Quai d'Orsay au cabinet de Pierre Mendès France
(1954-1955). Le second dirigea la Compagnie générale des voitures - une
glorieuse compagnie de taxis - tout en gagnant la confiance d'André Malraux,
puis de Georges Pompidou, avant d'être l'éminence grise de Jacques Chirac.
Difficile d'échapper à une telle destinée familiale où s'entremêlent la lumière
des responsabilités publiques et l'ombre des missions secrètes.

' Très tôt, il se rend dans des pays assez étranges '

Le parcours clair-obscur d'Alain Juillet commence en 1969. Tout juste diplômé de
la prestigieuse Stanford Business School, il est embauché par Ricard. La
réputation de l'entreprise marseillaise n'est plus à faire. De nombreux récits
ont déjà raconté les liens supposés entre Ricard et les services secrets,
officiels ou officieux, tout au long de la Ve République. Une réputation qui
doit beaucoup au passage de Charles Pasqua comme directeur des ventes dans les
années 60. Tout en admettant ' bien le connaître ', le député européen refuse
d'ailleurs de lever un coin du voile sur le premier job d'Alain Juillet.

A 27 ans, le futur patron de la DGSE a déjà eu une vie - officieuse - bien
occupée. ' Il avait fait sept ans d'armée dans les paras ', se souvient René
Occhiminuti, associé au cabinet de recrutement Progress, avec qui Alain Juillet
partage la même passion pour la voile. Après s'être occupé de la marque de café
Mokarex, Ricard l'envoie à Barcelone comme directeur commercial. Le jeune
dirigeant connaît bien l'Espagne : son père y a été en poste comme ministre
plénipotentiaire en 1956. La vie familiale itinérante - au gré des postes à
l'étranger du papa - lui a d'ailleurs donné le goût des voyages et des langues.
' Très tôt, il se rend dans des pays assez étranges, comme la Chine et la Russie
', raconte un ami d'enfance. Faut-il y voir, déjà, la main des services ?

Revenu en France en 1972, Alain Juillet devient directeur commercial de Ricard.
Il organise des stages, sportifs évidemment, de motivation pour les vendeurs.
Cela lui vaudra une tenace réputation de dur à cuire. ' A l'occasion de courses
d'endurance, je me souviens l'avoir vu alourdir volontairement son sac à dos en
le chargeant avec un tas de choses complètement inutiles ', raconte un de ses
anciens collaborateurs.

Pour populariser la marque et en faire un apéritif national, il a une idée de
génie, en 1979. ' Il a réussi à convaincre Paul Ricard de sponsoriser le bateau
d'Eric Tabarly, explique Benoît Heimermann, auteur d'une biographie du mythique
marin (Grasset, 2002). Alain pensait que cela permettrait d'imposer le Ricard
comme une boisson de marins, bue dans tous les ports de France et pas seulement
dans le sud de la France. '

La Légion d'honneur épinglée par un général

Et puis, Alain Juillet, doté d'une capacité de conviction hors norme, fut aussi
à l'origine d'une des victoires légendaires d'Eric Tabarly : le navigateur avait
traîné les pieds, avant de s'engager, sous la pression amicale de Juillet, dans
la traversée de l'Atlantique, battant ainsi un record détenu depuis le début du
xxe siècle par la goélette de Charlie Barr. Quel coup de pub pour Ricard / Mais,
du jour au lendemain, Alain Juillet disparaît, et le petit monde de la voile
n'entendra plus jamais parler de lui. Officiellement, entre 1982 et 1985, il
travaille pour la société holding du Groupe Pernod Ricard. Officieusement, selon
le spécialiste du renseignement Guillaume Dasquié, ces trois années
correspondent à des périodes d'intense collaboration avec les services.

On retrouve la trace d'Alain Juillet en 1988 quand Christian Prieur, alors
directeur général de la coopérative Union laitière normande (ULN), l'embauche,
par l'intermédiaire du cabinet parisien de chasseur de têtes Progress. Sa
mission : donner un coup de fouet commercial à l'ULN, dont les deux principales
marques sont Mamie Nova et Elle & Vire. Le coup d'éclat de Juillet ? La réussite
du lancement du camembert Coeur de lion, futur no 1 du marché. Mais les
acquisitions malheureuses réalisées par Juillet en Espagne précipitent la chute
de l'ULN en 1992. Directeur général, il organise alors la vente par appartements
des coopératives, notamment à Bongrain. Lui s'en va avec la filiale Générale
Ultra Frais (Mamie Nova), reprise par le Groupe Andros. Une vieille connaissance
de Juillet : sa maison familiale, dans le Lot, est à quelques kilomètres de
celle de la famille Gervoson, propriétaire d'Andros. La suite est mieux connue.
Un cours passage à France Champignon, puis une mission éclair chez Marks &
Spencer pour fermer la filiale française. Et maintenant la DGSE.

Ce dénouement n'étonne guère tous ceux qui l'ont connu. ' On ne devient pas
colonel dans la réserve comme cela. Ce n'est possible que si vous faites des
périodes régulières de rappel ', explique Christian Prieur, lui-même officier de
réserve. ' Je l'ai toujours appelé mon colonel, ajoute un ami d'enfance. Je sais
le temps qu'il a consacré à l'armée. Alain a énormément de considération pour la
partie invisible de l'iceberg et pour ceux qui la composent ou la dirigent. ' '
Il faisait régulièrement des périodes de préparation chez les paras. Il avait le
profil du commando, y compris dans les affaires ', se souvient Alain-Serge
Delaitte, le directeur de la communication de Pernod Ricard. ' Alain a un grand
sens du service de l'Etat et n'a jamais caché son intérêt pour l'armée ',
conclut Michel Germain, un ' ami de vingt-cinq ans ', ex-DRH à France
Champignon.

Le ministère de la Défense sut se montrer reconnaissant. En avril 1996, Alain
Juillet, alors patron de la Générale Ultra Frais, est fait chevalier de la
Légion d'honneur. Pour un chef d'entreprise, il eût été normal que ce soit
Bercy, voire Matignon, qui propose son nom. Mais ce fut le ministère de la
Défense. Et c'est un ami général qui la lui a remise...